Lorsque l'on interroge les gens qui ont connu les premiers pas du rap, au tournant des années 70 et 80, beaucoup confessent qu'ils n'avaient alors pas réalisé qu'il s'agissait d'un nouveau genre. Ce qu'ils entendaient leur semblait être une déclinaison du funk, voire du disco, mais pas une musique en soi. Et bien aujourd'hui, il semble que l'on en soit arrivé au même point avec le rap lui-même. Alors que le phrasé saccadé qui le caractérise se mâtine de plus en plus de chantonnements, tout particulièrement en cette ville qui est aujourd'hui le poumon du genre, Atlanta, on en vient à se demander si ce que l'on continue d'associer au vaste ensemble qu'est le rap, en est encore. A écouter quelqu'un comme le très original ILoveMakonnen, il semble bien que nous ayons changé de paradigme.
Makonnen Sheran vient pourtant bel et bien du milieu rap. Ayant grandi dans la violence, comme beaucoup de ses pairs (il aura maille à partir avec la justice, après avoir manipulé une arme à feu et tué accidentellement un ami), il a sorti nombre de mixtapes dès le début de la décennie. Les initiés l'ont d'abord vu évoluer dans l'ombre de Mike Will Made It, puis en 2014, sa grande année, il s'est acoquiné avec d'autres producteurs d'Atlanta : Metro Boomin s'est entiché de lui, entrainant à sa suite Sonny Digital, la 808 Mafia et DJ Spinz. C'est grâce à ces gens qu'il est sorti de la confidentialité, avec la mixtape Drink More Water 4, puis avec le EP gratuit I Love Makonnen. Grâce à ses deux tubes "I Don't Sell Molly No More" et "Club Goin' Up on a Tuesday", ILoveMakonnen aura attiré l'attention de gens célèbres, de Miley Cyrus à Drake, lequel livrera un remix du second titre cité, et l'accueillera sur son label OVO Sound, où il sortira une version révisée du EP.
Attardons-nous sur la première version qui, comme son titre l'indique, allait être le véritable manifeste du rappeur et chanteur (la suivante n'y apporterait rien de plus, sinon l'excellent titre "Swerve"). Sur cet EP, on entend encore du rap, dans sa version trap music : c'est parfois le cas avec les sons synthétiques livrés par de grands noms du genre, à savoir tous les producteurs cités plus haut ; ça l'est aussi avec le seul titre vraiment rappé sur le disque, le très bon "I Don't Sell Molly No More", où ILoveMakonnen incarne un dealer qui nous ouvre sa pharmacie. Mais pour le reste, on ne sait pas trop. Quelque part, notre homme est l'héritier de quelques uns des rappeurs qui comptent aujourd'hui : Drake, pour son côté fragile et son rap à cœur ouvert ; Young Thug, pour son aspect déjanté et possédé ; et Lil B, une influence revendiquée, pour sa capacité à nous embarquer sans état d'âme ni restriction dans un univers rien qu'à lui. Mais il va bien plus loin que tous.
Et surtout, il chante pour de bon. Au-delà du rap, on entend chez lui des influences pop rock, ou R&B, ou club, qui se traduisent par de drôles de ritournelles frêles et efféminées, à la limite du faux, souvent proches du falsetto, mais qui peuvent user aussi d'une voix profonde, passant de l'un à l'autre timbre, comme sur "Too Much", "Meant to Be" et de manière plus marquée encore sur "Sarah". ILoveMakonnen, en fait, sonne un peu comme un chanteur lyrique raté, qui prendrait sa revanche en tentant des vocalises sous sa douche. Et, de sa voix de gros nounours sensible, il nous parle principalement de chagrins d'amour, de ces anciennes copines qui lui ont brisé le cœur, très souvent dans le contexte du club. Il nous fait part la voix brisée de leurs infidélités, ou des siennes ("Meant to Be").
Ce côté sensible et dysfonctionnel n'est pas seulement souligné par son drôle de chant bancal. Il a aussi une image forte. Dans le monde macho du rap, cet homme détonne par sa passion pour les têtes de poupées, qu'il s'amuse à maquiller et à peinturlurer de manière malsaine, lointain souvenir de sa formation d'esthéticien(ne). Rien n'est habituel, tout défie l'entendement avec ILoveMakonnen, jusqu'à l'efficacité de ses chansons branlantes et approximatives, quasiment toutes excellentes sur cet EP. Depuis que le parrainage de Drake l'a rendu célèbre, le personnage divise. Il est clivant. On l'adore ou on le déteste, ce qui est toujours bon signe. Et ce qui indique, à coup sûr, que nous sommes bel et bien entrés dans la prochaine phase du rap; voire que nous sommes passés à tout autre chose.