Unapologetic Art Rap. Du rap arty impénitent. Voici comment Open Mike Eagle (OME), en 2010, a intitulé son album. A la manière d'un manifeste, celui d'un hip-hop sophistiqué et à velléités artistiques, l'année même où, avec le triomphe d'un Waka Flocka, c'est son contraire exact, un rap sauvage, brutal et viscéral, qui semblait s'imposer. Alors âgé de 30 ans, Michael Eagle II était bel et bien la bonne personne pour porter ce projet, lui qui est un proche de Nocando et de son Hellfyre Club, est comme lui un héritier du Project Blowed, a sorti des albums sur tous les labels rap indé qui comptent (Mush, Fake Four, et plus récemment Mello Music) et, avant même de rejoindre la Californie, a été à la fin des années 90 un proche des Nacrobats et de Pugslee Atomz, acteurs fondamentaux et fondateurs de l'underground rap de Chicago.
Le rappeur reprenait à son compte l'attitude crâne des gangsters, mais pour affirmer l'existence d'une catégorie toute contraire de rappeurs afro-américains, une catégorie composée d'irréductibles intellos, habités avant tout par des préoccupations esthétiques et portés sur les audaces formelles, aujourd'hui quasiment inaudibles. Ce rap-là a perdu le combat, Mike Eagle le sait. Aussi sent-on sur cet album, malgré son titre fanfaron, un petit fond d'ironie, d'aigreur et de résignation, ce dès le titre introductif, "Art Rap Party". Il n'y a rien de tel qu'une fête art rap, notre ami y proclamait-il. Mais à en juger par la douceur du titre, par ce phrasé suave et souple que l'on a souvent comparé à celui d'Abstract Rude, et par ces paroles qui vantent le masochisme des adeptes de rap arty, le rappeur semble davantage porté par l'autodérision, que par la conviction. Même ambigüité avec "WTF is Art Rap?" : on ignore si OME souscrit ou se moque de cet intermède consacré qui critique le principe même d'art rap.
Open Mike Eagle, cependant, reste fidèle à son projet. Par son phrasé adroit et fluide dans la tradition du Project Blowed, par son rap adepte des figures de style et son vocabulaire riche, par sa posture maline et réfléchie, par sa distance et ses critiques envers un futur marqué par les facilités d'Internet et de Facebook ("Helicopter"), il donne pour de bon dans le hip-hop intello. Même chose du côté des beats, souvent bizarres, assurés par Alwayz Prolific, Maestroe et (plus connu), l'ex-Emanon Exile : ils ont souvent quelque chose de la Low End Theory, cette soirée devenue, à Los Angeles, le point de rencontre privilégié entre hip-hop et musiques électroniques. L'album est rempli d'étrangetés, comme le traitement des voix sur "I Rock", un titre où Open Mike Eagle parle du plaisir d'échapper à sa vie ordinaire par le hip-hop, le pataquès sonore qui accompagne "Rap Protection Prayer", ou encore le titre à guitare "Pissy Transmissions", autre incongruité sur un disque de rap, avec ses passages à la Pavement.
Comme souvent avec de telles ambitions artistiques, ça passe ou ça casse. L'ennui et les tentatives ratées ne sont pas absents de ce disque (cet "Original Butterscotch Confection" éprouvant, avec Busdriver…), mais les réussites sont là, aussi. C'est le cas de "Freak Flag", qui comme son titre l'indique, se consacre à tous ces marginaux et ces dysfonctionnels dont OME est le porte-drapeau. Ca l'est aussi de "Easter Surgery", avec Serengeti, un morceau sur le vieux combat entre la foi et la chair. Et ça l'est surtout de "Unapologetic", un duo avec Nocando, interprété sur une instru redoutable et très électronique, et où les rappeurs, tous deux afro-américains, cherchent à casser les clichés qui veulent que le rap arty soit réservé aux backpackers blancs, et l'ignorant rap aux Blacks. Avec un tel morceau, et plus largement avec ce disque imparfait sur la forme mais clair sur la posture, ce message devrait être entendu.
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