Dans le cadre de nos Indie Rap Series, nous avons demandé il y a quelques mois à Bigg Jus de nous livrer son diagnostic sur la vague du rap indé de la fin des années 90, une vague dont il a été au centre, avec Company Flow. Deux avis valant mieux qu'un, nous avons approché aussi Mr. Len, autre membre de ce trio emblématique, afin qu'il nous livre lui aussi son témoignage sur cet épisode important de l'histoire du hip-hop, dont il a été un acteur de premier plan.
La "indie rap series" est une suite d'interviews avec des activistes de la scène rap indé nord-américaine des années 90 et 2000, certains un tant soit peu connus, d'autres plutôt obscurs, dont le but est d'alimenter un prochain livre dédié au même sujet, publié prochainement.
Comment perçois-tu la scène rap underground / indie, qui est apparue à la fin des années 90, avec des labels comme Fondle'em, Rawkus, Stones Throw, Rhymesayers, plus tard Def Jux, et tant d'autres?
Les labels que tu cites, c'était la crème de la crème. On a pris du bon temps à cette époque, même si tout cela était un peu chaotique. Nous étions au sommet de l'opposition entre l'Underground et le Mainstream. Mais au fond, tout le monde cherchait à atteindre le même public. Les indés, comme toujours, accordaient plus d'importance à la musique, et au développement d'une communauté propre de fans. Ca a été une époque d'intense créativité.
En fait, il y avait plusieurs scènes au sein de cet ensemble. New-York avec Fondle'em et Rawkus, le West Coast Underground avec les Living Legends et le Project Blowed, le Midwest avec le label Rhymesayers, et quelques autres au Canada. D'après toi, toutes ces scènes étaient-elle différentes, ou était-ce un seul et même mouvement ?
Elles étaient totalement différentes. Fondle'em et Rawkus, c'était radicalement différent. Bobbito ne cherchait même pas à faire passer ses sorties à la radio, il ne faisait pas beaucoup de promo, alors que Rawkus rêvait d'être un nouveau Tommy Boy ou Def Jam. Ils avaient un publiciste, des gens qui faisaient du street marketing. Bobbito, lui, n'avait que son programme radio et un public fidèle. A l'Ouest, les labels qui se distingaient étaient ABB, Stones Throw, et peut-être Correct. Nous connaissions Rhymesayers, mais nous avions entendu Atmosphere avant même qu'il soit question de ce label. Ce groupe mérite tous les égards pour avoir attiré l'attention des gens sur Minneapolis. Chaque scène avait des objectifs et des démarches différents. Ce que nous avions en commun, c'était la conviction de faire des choses trop radicales pour qu'une major du disque s'en occupe.
D'après toi, c'est quoi toute l'histoire derrière ce mouvement ? Qu'est-ce qui l'a lancé ? Et pourquoi à cette époque ?
Ca a commencé quand des gens ont voulu écouter des morceaux qui n'étaient pas nécessairement des trucs pour faire danser. Certains artistes ne voulaient pas qu'un label leur dicte leur conduite, leur dise quels projets sortir ou pas. Ca a commencé à cette époque parce que les radios étudiantes et communautaires ont programmé de plus en plus de hip-hop. Dans les universités, des DJs devaient apporter leur propre matériel, parce que les stations radio n'étaient pas équipées pour cela.
Quelles limites mettrais-tu à ce mouvement, dans le temps, dans l'espace, ou en termes de styles ?
La seule limite, c'était l'argent. Désormais, Internet existait , et nous avions accès au monde entier. De toute évidence, nous ne manquions pas de talents à l'époque… seulement d'argent. Les vidéos n'étaient pas au niveau de ce qu'on jouait, insérer des pubs dans des magazines était quasiment impossible, et en fonction de la date, on ne pouvait pas toujours prendre des congés pour aller à tel ou tel concert, que ce soit en tant qu'artiste ou que spectateur.
Selon moi, parmi les forces qui ont conduit le mouvement, il y avait aussi le refus de voir le DJ progressivement marginalisé dans le hip-hop. En tant que DJ toi-même, serais-tu d'accord avec cela ?
Oui et non… Le rôle des DJ est devenu moins important quand les rappeurs se sont mis à rapper sur des DAT. Il y avait et il y aura toujours des puristes pour considérer que le DJ fait intégralement partie du spectacle. Mais d'autres personnes pensaient que c'était juste un type de trop, à payer en plus. Certains groupes n'avaient même pas de DJ. Et c'était en partie la faute des DJs eux-mêmes. Des tas de types ne se sentaient pas impliqués, ils étaient découragés par le manque d'argent.
Les sens même du terme "indie rap" a changé dans le temps. Mouvement assez puriste et radical à la fin des années 90, c'est devenu dans les années 2000 le rap des rappeurs blancs et des fans d'indie rock, avec des labels comme Anticon. Tu perçois ces derniers comme les continuateurs de la scène d'origine, ou est-ce deux choses différentes ?
La façon dont je vois les choses, c'est que la scène a changé. Est-ce que c'est mon truc ? Euh… Ils sont restés fidèles à l'idée principale, celle de contrôler leur destinée et leur art. Mais toutes les formes d'arts ne conviennent pas à tout le monde.
Que reste-t-il du mouvement aujourd'hui, selon toi ?
La plupart de ces artistes font toujours de la musique formidable. L'amour pour cette culture est toujours là.
Et toi, quelle est ton histoire personnelle avec le rap underground ?
Le rap underground pour moi, c'était le moyen de faire ce que j'aimais. J'aimais la musique, j'aimais le rap et le hip-hop, avant même qu'on entende parler d'INDIE et d'UNDERGROUND. Dans l'underground, on prenait plus de bon temps à se passer des disques. Je pouvais passer telle ou telle chanson de tel ou tel album, sans que ce soit le single. Je pouvais voir les gens réagir et se lier en fonction de leurs goûts, et découvrir qu'ils avaient des choses en commun.
Tu te considères comme membre à part entière de ce mouvement ? Où est-ce quelque chose où tu ne veux pas être catalogué ?
De manière générale, je n'aime pas être catalogué. Mais je sais que j'ai fait partie de ce mouvement indie/underground. C'est une partie de ma vie dont je suis fier. J'ai fait de la musique pour autre chose que le profit. Je suis devenu ami avec les meilleurs lyricists, grapheurs, DJs, producteurs et danseurs de la planète. Tout cela parce que j'ai fait partie de ce mouvement.
Quels sont tes artistes, albums ou singles underground préférés ? Quels sont ceux dont tout le monde devrait se souvenir ?
Company Flow (duh!!), Juggaknots, J-Treds, What What, The Arsonists, Lord Sear, MF DOOM, Scienz of Life, InI, The Beat Junkies, Artifacts, Siah and Yeshua Da PoEd, Pumpkinhead, Apani B. Fly, The X-Men, Dilated Peoples, Living Legends, Kurious Jorge, The Beatnuts....
Au bout du compte, penses-tu qu'une telle catégorie, l'indie rap, est pertinente ?
Non. Ca veut dire que pour en jouer, tu dois connaître la situation financière du groupe. Ce disque est-il sorti en indépendant ? Franchement, qui s'en soucie ?? Contentes-toi de passer la musique !!
Le sous-genre indé mis à part, c'est quoi ton diagnostic sur l'état du hip-hop aujourd'hui ? Qu'y trouves-tu d'intéressant ?
Ca devient dur pour moi d'apprécier de nouvelles musiques et de nouveaux artistes. J'ai vieilli, et mes goûts ont changé. Ce dont on parle aujourd'hui, soit je l'ai déjà fait, soit c'est pas mon truc. Mais je reconnais qu'il y a plein de gosses qui tentent des choses et qui se testent.
Pour en revenir à toi, que deviens-tu ? Quels sont tes projets actuels et tes activités ?
J'ai un EP instrumental qui s'appelle The Marvels of Yestermorrow. Je bosse en collaboration avec les montres Flud. Je suis en studio actuellement avec Mela Machinko ainsi que PH, et je suis le DJ de Jean Grae… et de temps en temps, celui de Pharoahe Monch aussi.
Sympa.
J'aime bien sa vue du truc, que la scène dont il a fait partie n'était qu'une vision d'une rap comme il en existe d'autre, sans jugement de valeur.