Des ouvrages de référence, Simon Reynolds en a écrit un certain nombre, qu'il s'agisse d'Energy Flash, son histoire des musiques électroniques, de Rip It Up and Start Again, son récit très personnel de l'épopée post-punk, ou d'autres encore. Cependant, ici en France, peu on fait couler autant d'encre que ce Retromania sorti en 2011 et traduit dès 2012. A considérer le nombre d'articles qui lui ont été consacrés, jusque dans la presse généraliste, il semble bien que son sujet, la nostalgie du futur, ait touché une corde sensible, dans ce vieux pays où le culte de l'avant-garde et la passion révolutionnaire ont toujours trouvé un terreau fertile.
Faber and Faber / Le Mot et le Reste :: 2011/ 2012
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Qu'est-il arrivé au futur ? Voici, en gros, la question que se pose l'Anglais.
Pourquoi, après la frénésie créative des années 50 à 90, où les tendances n'ont cessé de se suivre à vive allure dans le monde de la pop music, aucune évolution majeure ne s'est-elle manifestée après l'an 2000 ? Pourquoi les temps récents n'ont-ils connu aucun raz-de-marée comme le rock'n'roll, la British Invasion, le punk, le hip-hop ou la rave music ? Pourquoi le nouveau siècle ne s'intéresse-t-il donc qu'au passé, révérant les mêmes idoles que le précédent, ne cessant de réinvestir les mêmes styles, ne se résumant qu'à une suite de vagues revivalistes, de l'electro clash au freak folk, en passant par la néo soul d'Amy Winehouse ?
L'intérêt de ce livre, et l'une des raisons de son succès, c'est que Simon Reynolds ouvre les horizons. Même s'il centre son propos sur la musique, il ne s'y limite pas. Cette vénération du passé, l'Anglais la remarque aussi dans la mode, ou dans la littérature populaire, observant le déclin de cette science-fiction qui avait fait du futur son thème central. Il apporte au phénomène rétro des explications socio-historiques, observant que les âges d'or de la science-fiction et de la pop music coïncident avec un temps, l'Après-guerre, caractérisé par des transformations considérables, marqué par la conquête spatiale et l'irruption des technologies dans notre quotidien. Et qu'en comparaison, notre époque ne semble plus avancer aussi vite, qu'il y a tout lieu d'être déçu par l'an 2000, et d'attendre davantage de plaisirs du passé que d'un futur qui n'a pas tenu ses promesses. D'autant plus que cette immense base de données qu'est Internet, l'évolution technologique majeure du nouveau millénaire, nous aide désormais à satisfaire notre nostalgie insatiable.
Dans Retromania, avant tout, l'auteur s'interroge sur notre société. Et ce n'est pas la seule évolution par rapport à ses livres précédents. Alors qu'avant, il n'hésitait pas à théoriser et à affirmer ses vues, au point, dans Rip It Up and Start Again, de dessiner les contours du post-punk à sa guise, le nouveau Simon Reynolds est plus prudent, plus humble. Il ne fait qu'esquisser des hypothèses et des pistes de réflexion. Il le dit d'entrée : son livre est un voyage au grès du vent, il n'a aucune idée définitive sur les ressorts de la rétromanie. Même s'il la regrette, il avoue en être parfois la victime, et il n'est pas certain qu'elle soit une mauvaise chose.
Le premier chapitre est une promenade dans le présent, Simon Reynolds compilant des exemples et des illustrations de la frénésie rétromaniaque : reformations de vieux groupes, ouvertures de musées du rock, rééditions somptuaires de disques collector, réenregistrement dans les mêmes conditions de classiques pop du passé, mouvements revivalistes. Il démontre à quel point les années 2000 se sont entichées du passé. La seconde partie, en revanche, la plus intéressante, se penche sur les décennies d'avant. Elle retrace une histoire du passé, elle recherche jusque dans les années 70 les racines de notre rétromanie.
Le dernier tiers du livre, lui, se consacre au futur. Et il est la partie la plus floue, la plus fourre-tout, la moins structurée de Retromania. Retraçant l'histoire du sample, abordant les concepts de hauntology et d'hypnagogic pop, dont le pédant magazine Wire a récemment fait ses choux gras, Simon Reynolds développe l'idée d'une autre rétrophilie, d'une "bonne" façon de faire de l'ancien, en le malmenant, en s'en servant de matière première, en faisant du neuf avec du vieux. Toutefois, c'est poussif, et il ne semble pas complètement convaincu par ses propres propos.
Car c'est plus fort que lui : l'auteur ne peut se résoudre à ce présent tourné tout entier vers le passé. Il mentionne pourtant d'autres avis que le sien, celui de Nicolas Bourriaud par exemple, l'auteur du livre Postproduction, ou celui de William Gibson, l'inventeur du genre cyberpunk, et l'un des premiers écrivains de science-fiction à avoir compris que le futur serait fait d'autres choses que de voyages intersidéraux. Ces deux-là ont une lecture plus optimiste des temps actuels et des possibilités offertes par la réinvention incessante du passé. Reynolds les écoute et les juge respectables, recevables, mais il se refuse à les accepter.
La phrase clé, de ce livre, Simon Reynolds l'écrit à la toute fin : "I still believe the future is out there". "Je continue à croire que le futur nous attend". L'utilisation du verbe "croire" est révélatrice. Son livre, en effet, est celui d'un croyant. Un croyant qui lutte contre le doute, contre l'inquiétante possibilité que le Dieu dont on lui parle depuis qu'il est tout petit pourrait ne pas exister. L'auteur, qui n'a jamais caché avoir été un enfant de 1978, l'année du post-punk, n'a jamais renié le catéchisme qu'on lui a alors enseigné, jusque dans son intérêt manifeste pour les musiques électroniques et pour les raves, dans lesquelles un grand nombre de ses pairs ont cru reconnaitre l'arrivée des temps futurs promis par l'après-punk.
Simon Reynolds est un conservateur. Il peine à suivre son époque. Il proclame à l'envi son amour pour le futur, mais paradoxalement, il s'attend sans cesse à ce que l'histoire se répète ; à ce que l'obsession pour la révolution perdure à l'infini ; à ce que, comme il l'a prétendu dans d'autres écrits, l'Angleterre continue à jouer son rôle de vulgarisateur des musiques afro-américaines ; à ce que ces musiques noires demeurent l'avant-garde marginalisée des musiques populaires. Eclairant, à cet égard, est la façon dont Retromania aborde le cas très particulier du rap.
For logiquement, le hip-hop est cité dans ce livre, à multiples reprises. Mais il épouse difficilement la grille de lecture de l'Anglais. Quelquefois, il est cité comme l'une des dernières musiques futuristes. L'auteur remarque même que, musique prolétaire et nouveau riche, célébrant le clinquant, le moderne et la technologie, il échappe à la rétromanie qui caractérise les classes plus instruites. Cependant, il note aussi que le hip-hop est l'un des premiers, avec le sample, à avoir pillé le passé. Et que certains des gens qui en sont issus, des Jay Dee, des Flying Lotus, des Madlib, sont devenus des experts en réinvention des œuvres d'autrefois.
C'est qu'il y a deux hip-hop. Un premier, jugé plus expérimental et respectable, apprécié parfois par les fans de rock ou de musiques électroniques. Et un autre, plus gangsta, plus brutal, plus vénal, réservé à des fans plus exclusifs. Il y a, en somme, le hip-hop et le rap. Reynolds parle du second quand il note l'indifférence du lumpenprolétariat afro-américain pour le passé. Mais pour l'essentiel, c'est du hip-hop pour hipsters dont il traite. Il est d'ailleurs révélateur que l'auteur considère que le hip-hop a surtout été exaltant dans les années 80 et à la fin des années 90, aux moments précis où il flirtait avec les musiques électroniques (avec l'electro rap, puis avec les sons de Timbaland, des Neptunes et le retour de beats dansants), alors que les aficionados du rap vont plutôt révérer les années 88 à 96.
Or, aujourd'hui, le plus exaltant n'est pas le post hip-hop mortifère de J-Dilla et de FlyLo. Le vrai rap du futur, c'est la grosse trap music qui tape, et il est bien dommage que Simon Reynolds ne regarde pas dans cette direction. Quand ils sortent à tire-larigot des mixtapes pareilles aux mêmes, des Rozay et des Gucci Mane ne se soucient ni du passé, ni du futur. Leurs sorties n'en présentent pas moins des évolutions, certes subtiles, mais réelles. Et c'est ainsi qu'a toujours avancé la musique, de manière lente, incrémentale, mais sûre et décisive. Le futur ne se décrète pas, il vient par lui-même, à son rythme, mais inéluctablement.
L'une des observations de Simon Reynolds, celle qui le désole le plus, c'est que futuristes et rétromaniaques sont, en fait, souvent, les mêmes. Ce sont des gens à son image, des instruits, des branchés, des intellos, ce sont ceux qui, comme lui, autrefois, ont ou auraient célébré le post-punk. Ce sont des gens qui ont en commun un sens aigu de la temporalité, qui savent que leur musique s'inscrit dans une histoire. L'auteur lui-même touche un moment le problème du doigt :
The avant-garde and the "retro-garde" (…) actually shared a similar temperament: absolutist, fanatical, questing. Motivated by a dissatisfaction with the present, they both pursued the impossible, mirages destined always to recede from their grasp: further into the future, deeper into the past (p. 262-263).
Reynolds ne dit pas autre chose quand il s'interroge sur le punk, un mouvement considéré comme la grande révolution du rock, et qui pourtant s'est construit sur une volonté de retour aux temps insouciants du rock'n'roll et du garage rock des décennies 50 et 60. Le même jugement s'applique au rap de backpacker de la fin des années 90 où, indistinctement, on pleurait l'âge perdu de la old school et on se voulait avant-gardiste. Ce sens aigu de la temporalité est partagé par toutes les révolutions, culturelles comme politiques. L'étymologie même du mot (un retour sur soi-même) l'indique, la révolution est toujours partagée entre une nostalgie pour un passé radieux et une volonté d'aller de l'avant. Les deux vont de pair.
Mais le futur ne peut pas se décréter. La révolution, en fait, n'existe pas. Elle est un mythe, un opium. Ou plus exactement, elle n'est qu'une manière violente et tapageuse de consacrer des évolutions qui étaient déjà en cours, inéluctablement. Et ce n'est pas être réactionnaire de dire cela, c'est tocquevillien. Pour en revenir à la musique, le critique Nick Tosches ne disait pas autre chose dans son classique Country, paru en 1977, à l'époque même du punk. Il y démontrait que la musique n'avançait pas par à-coup, mais par répétition et par progression lente, et que le rock'n'roll ne devait son apparence révolutionnaire qu'à deux choses : l'oubli, l'ignorance d'un public qui ne connaissait rien de ses précédents, et la puissance nouvelle des grands médias de masse, aujourd'hui mise à mal par Internet.
Simon Reynolds a écrit Retromania comme ses autres ouvrages, à la première personne, subjectivement, en l'émaillant de passages autobiographiques. Alors permettons-nous d'en faire autant, et de conclure ce papier par deux anecdotes.
Née dans les années 60, de plusieurs années mon aînée, ma sœur est de la génération de Simon Reynolds. Elle s'est éveillée à la musique après le punk, a aimé la new wave et la synth pop, avant de se convertir à la house et à la techno. Elle a évolué dans ces années où chaque vague musicale était suivie d'une autre, comme autant de répliques du grand chamboulement punk. Un jour, vers la fin des années 80, revenant de chez l'un de ses amis qui venait de passer du Eric B & Rakim, elle m'avait demandé ce que j'avais pensé de cette musique. Après lui avoir répondu que j'aimais bien, elle avait rétorqué : "oui, moi aussi, mais il faut écouter maintenant, car dans quelques temps ça sera complètement dépassé".
Quelques années plus tard, alors qu'elle farfouille dans ma cédéthèque naissante, la même s'étonne de la voir remplie de disques des Rolling Stones, des Who, de Led Zeppelin, de Patti Smith, et d'autres oldies encore. "Pourquoi n'achètes-tu donc que des vieux trucs ?", m'avait-elle alors demandé, atterrée. Comme avec sa remarque sur Eric B & Rakim, je ne la comprenais pas davantage qu'elle ne me comprenait. La réponse me paraissait alors tellement évidente : si de bonnes choses sortent aujourd'hui, il y a forcément, mécaniquement, 30 fois plus de perles à découvrir sur les 30 années précédentes. Pourquoi donc s'en priver ?
Dans Retromania, l'auteur dit ne pas comprendre l'enthousiasme d'un Gibson pour le recyclage incessant qui caractérise notre époque. Personnellement, à l'inverse, c'est ce mythe du progrès, cette croyance dans le futur, cette attente perpétuelle du next big thing, qui me dépassent. La nouvelle génération, celle qui se fait une culture musicale en deux mois sur Internet, se fiche sans doute du futur, du passé, de la manière dont les genres se succèdent, s'influencent, se séquencent. Mais, peut-être a-t-elle conservé une mélomanie primale qui a déserté Reynolds depuis ses premiers émois musicaux. Peut-être, indifférente au mythe téléologique de l'avant-garde, ne s'attache-t-elle plus qu'à un seul critère : ce qui est bien ou non. Et vous savez comment elle s'appelle, cette attitude ? Elle s'appelle un progrès.
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