Les années 2000 ont été caractérisées, pour partie, par une réhabilitation des artistes folk et folk rock des décennies 1960 et 70, dont beaucoup ont été jetés trop hâtivement dans les poubelles de l'histoire au moment de la révolution punk. Il était donc normal que tout ce travail de redécouverte ait été capitalisé quelque part. Et ce quelque part, c'est le Seasons they Change de Jeanette Leech, sorti en 2010. Rob Young, en ce qui le concerne, a voulu traiter peu ou prou du même sujet avec Electric Eden, mais il a opté pour un tout autre angle d'attaque.
Pour parler de cette scène, ou plus exactement de son versant britannique, l'éditorialiste du magazine anglais Wire a voulu étendre le périmètre, et choisir un sujet bien plus large, dont la musique folk n'est finalement qu'un avatar : l'obsession de la Grande-Bretagne pour le passé, son idéalisation du village et de la vie pastorale, sa volonté de retour au temps perdu de son innocence, qu'il s'agisse de la période victorienne, élisabéthaine ou médiévale, voire pré-chrétienne et néolithique. Son livre, donc, traque chez les musiciens folks anglais, ou chez ses musiciens rock convertis au folk, tous les éléments, paroles, mélodies, modes de vie et imageries, qui illustrent leur souhait de rejoindre l'Eden, le paradis perdu.
L'intérêt de cet ouvrage, c'est qu'il explore cette tendance bien au-delà du folk rock des années 60. Il remonte à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, citant la démarche d'un compositeur classique comme Ralph Vaughan Williams, grand amateur de musiques folkloriques, ou le travail de collecte des airs et danses traditionnels mené par Cecil Sharp. Il repère aussi les artistes qui, malgré l'obsession pour la modernité et le futur instaurés par le glam, le punk et les années Thatcher, ont poursuivi sur le tard cette quête d'un passé idyllique, d'une Albion d'avant, comme Kate Bush, Mark Hollis, David Sylvian et Julian Cope.
Rob Young s'aventure bien au-delà du folk, relevant les mêmes thèmes et préoccupations chez les Beatles et les Kinks, ains que chez des artistes hard rock comme Led Zeppelin et Black Sabbath, le grand musicien classique Benjamin Britten, ou, plus récemment, dans l'ambient et l'electronica de The Orb et Boards of Canada. L'auteur sort même parfois du domaine musical, analysant la même tendance dans l'œuvre de Tolkien, expliquant ainsi la forte influence de ce dernier sur les paroles et les noms des musiciens pop et folk anglais des années 60.
Toute cette réflexion est à mettre en regard du Retromania de Simon Reynolds. Dans ce livre événement, ce collègue de Young avançait que les années 2000 avaient mis fin aux velléités révolutionnaires de la pop music, le transformant au contraire en projet conservateur, voire réactionnaire. Mais Electric Eden affirme l'inverse. Il montre que la normalité de la musique populaire anglaise, c'est le regard vers le passé, le retour sur soi et l'idéal communautaire. Il dit que le futurisme n'a été qu'un épisode, celui de ce post-punk et de ces années 80 pendant lesquels Reynolds a fait son éducation musicale. Il rappelle aussi que l'ambition révolutionnaire est de toute façon, le plus souvent, sous-tendue par une volonté de retour à un passé idéalisé.
In the global history of class struggle, revolutions are typically assumed to bring about fundamental changes, recasting political and social paradigms and remaking the world anew for a permanently altered future. That was true of the Communist Manifesto of Karl Marx and Friedriech Engels, just as it was of the Bolshevik revolution in Russia, the social engineering of Hitler's Nazis, Mao's Great Leap Forward, and the Pol Pot Khmer Rouge in 1970s Cambodia, to name a few. But revolutionary are equally inclined to turn the wheel backwards, fighting to restore a perceived lost estate or denied birthright, rather than campaigning for a gleaming, high-technology future (p. 554).
Electric Eden est donc un livre à l'horizon large. Il est aussi extrêmement fouillé, et il fait preuve d'une érudition et de connaissances interdisciplinaires assez sidérantes. Rob Young sait réfléchir au-delà des cadres établis, et tout cela est éclairant, cela est rafraîchissant. Mais cette richesse est aussi, malheureusement, la grande limite de l'ouvrage.
Parfois, l'auteur va trop profondément dans les détails. Il livre sur plusieurs pages des analyses interminables de tel ou tel disque. Il nous immerge trop longtemps dans tel ou tel épisode biographique de tel ou tel artiste, comme dans ce chapitre, au commencement, où il nous décrit en longueur les pérégrinations en roulotte de Vashti Bunyan à travers la Grande-Bretagne. Il se la joue aussi comme son collègue David Toop, l'auteur de Ocean of Sound, en nous livrant impressions et anecdotes illustratives. Et à force, on en oublie l'objectif du propos, on perd le fil de son argumentation, et on en vient à penser que Young pratique l'art de l'esbroufe et du remplissage, qu'il abuse de ce verbiage et de cette approche intellectualisée de la musique qui sont les défauts de Wire (ainsi, soyons honnêtes, que ses arguments de vente).
Ce qui manque à ce livre, en effet, c'est l'esprit de synthèse. Il est trop composite et il est mal structuré, son organisation n'étant ni chronologique, ni thématique, ni démonstrative. Il porte encore la marque du projet de départ, certains chapitres étant des présentations détaillées et presque académiques d'artistes clés comme l'Incredible String Band, Pentangle, Bert Jansch, Nick Drake, Fairport Convention ou Steeleye Span, alors que d'autres semblent être des compilations de pensées rassemblées a posteriori, pour alimenter la thématique choisie.
Il y a bien un thème qui traverse le livre : cette quête de l'Eden qui serait propre à l'esprit britannique. Mais il est davantage illustré qu'analysé. Des explications sont touchées du doigt : le déclin de l'Empire britannique au XXème siècle serait à l'origine d'une nostalgie généralisée ; la modification du paysage anglais provoqué par la révolution industrielle, puis par les bombardements du Blitz, n'aurait offert aux musiciens de l'Après-guerre qu'un environnement urbain délabré, dont ils auraient voulu s'évader ; tout cela aurait engendré l'escapisme, la fuite des responsabilités et le désir de retour à l'enfance, qui sont au cœur même de la pop music. Mais Young ne creuse rien de tout cela, il ne cherche pas à construire ou à défendre une thèse, nous proposant un livre riche et stimulant, certes, mais souvent victime de son ambition.
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