Voir Jay-Z, et plus tard Kanye West, s'imposer tout au long des années 2000 comme les monarques absolus du hip-hop, a quelque chose d'anachronique. Quelles que soient les velléités d'expérimentation du second, les deux hommes, adeptes du bling bling et amoureux du beau sample, demeurent des héritiers du rap des années 90. Au fond, seule la relative mauvaise passe traversée par le rap au début du deuxième millénaire explique et légitime leur suprématie. Mais en 2011, alors qu'on parle d'une renaissance et que l'underground grouille de nouveaux talents, ces rappeurs établis ont-ils encore de bonnes raisons d'occuper leur trône ?
Eux, en tout cas, n'en doutent pas. Sur ce premier album sorti sous leurs deux noms, il n'est question, quasiment, que de célébrer leur réussite. Jamais personne n'a étalé avec autant d'insolence sa richesse et son succès que Kanye et Jay-Z sur ce disque qu'ils ont enregistré dans de nombreux palaces à travers le monde, dont la pochette dorée et scintillante est l'œuvre de Riccardo Tisci, directeur artistique chez Givenchy, et qui compte un nombre impossible de collaborateurs, dont une foultitude de producteurs (de Swizz Beatz à 88 Keys, en passant par No I.D., les Neptunes et RZA), La Roux, Justin Vernon de Bon Iver, un Frank Ocean en pleine ascension, et Mme Jay-Z elle-même, Beyoncé Knowles.
Même si les thèmes sont déclinés de manières distinctes par les deux hommes, Jay-Z se posant en survivant du ghetto au phrasé sûr, et Kanye West se montrant plus fragile et mignard, tout n'est qu'autocélébration, autosatisfaction et luxe insensé sur Watch The Throne. N'écoutez pas, cependant, ceux qui leur en voudraient pour cela. Les deux compères nous emmènent au bout du bout de l'égo-trip matérialiste, capitaliste et tape-à-l'oeil, mais ils maîtrisent leur affaire.
C'est d'ailleurs quand ils s'écartent de ce registre qu'ils sont les plus irritants, quand ils donnent dans le rap social. C'est quand ils traitent de la violence intra-communautaire chez les Afro-Américains ("Murder to Excellence"), quand ils se confessent à des fils auxquels ils n'ont pas encore donné naissance ("New Day") ou qu'ils exposent leurs démons intérieurs ("Welcome to the Jungle"), qu'ils finissent par lasser.
C'est quand ils usent de poncifs, comme l'hommage aux grandes figures de la lutte pour les Droits Civiques (le petit Jésus en plus) chanté par Frank Ocean sur "Made In America", ou quand il samplent trois des artistes les plus révérées de la Great Black Music (James Brown, Otis Redding, Nina Simone), que le duo devient exaspérant. Tout ça, au fond, est aussi surfait que les vocalises de Beyoncé sur "Lift Off" ("nous irons jusqu'à la lune, jusqu'aux étouaaaaales", ou un truc comme ça, la diva R&B y déclame-t-elle à tue-tête).
Le délire nouveau riche peut heurter ou laisser indifférent. C'est pourtant quand Jay-Z et Kanye West s'engagent dans cette voie que Watch The Throne est le plus éclatant. Et c'est normal, parce que cette expérience de m'as-tu-vu, c'est du sincère, c'est du vécu, ça n'est pas du chiqué. Ces deux millionaires du rap n'allaient tout de même pas pleurnicher, comme on le faisait dans les années 90, sur une vie de petits dealers de misère perdus dans les rues glacées de New-York.
Et puis il y a l'autre composante du disque, la plus intéressante : la musique. En dépit de leur variété et de leurs multiples concepteurs, les beats portent la marque du Kanye West de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, celui qui défie les fines bouches habituelles, celui qui tente des audaces prog rap et n'a pas peur de sonner rock. Beaucoup ont reproché à ce dernier ses expérimentations tièdes. Mais c'est justement pour ça, parce qu'elles sont tièdes, qu'elles valent le détour.
Car cette musique, celle qui cherche à concilier renouvellement musical et efficacité commerciale, a toujours été la meilleure. Ceci est une vérité absolue, démontrée depuis les Beatles au moins. Kanye West et les autres beatmakers le confirment avec un "No Church In The Wild" vrombissant, en tout point parfait (si ce n'était l'Auto-Tune inutile du milieu) ; avec un "Made In America" lacrymal à souhait, mais qui partage avec le titre précité l'intervention décisive d'un Frank Ocean habité ; avec encore un "That's My Bitch" funky et accrocheur en diable. Aussi, n'y avait-il sans doute que Kanye West et RZA pour oser Auto-Tuner Nina Simone sur "New Day", et s'en tirer avec quelque chose de bon. Et que dire du conclusif "Why I Love You", pour le moins flamboyant et redoutable avec son sample de Cassius, où Jay-Z règle quelques comptes avec ceux qui l'ont trahi ?
Que dire encore, sinon que tous ces titres sont sexys ? Et qu'ils en excusent d'autres, plus grossiers, comme cet insupportable "Lift Off" desservi par des trompettes synthétiques et par les beuglements de Beyoncé, comme ce "Niggas In Paris" si emblématique, si célébré, mais dont le beat est aussi lassant qu'il est sautillant, comme encore cet "Otis" dont le sample, issu de "Try A Little Tenderness", est peu ou prou la seule bonne idée ? Ils confirment que les deux rappeurs, à l'aube d'une nouvelle décennie, sont encore présents, pertinents, d'actualité. Des roitelets ambitieux ont beau s'agiter, sans cesse plus nombreux, dans le vaste royaume du rap. Nullement inquiets, Kanye et Jay-Z montrent qu'ils restent fermement arrimés, tout là-haut, au trône qu'ils partagent.
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