Il suffit de connaître Bruno Blum pour savoir que le mot important, dans le titre de ce livre, Le rap est né en Jamaïque, est le dernier. Le Français, en effet, est un spécialiste reconnu du reggae et des genres associés. C'est de ceux-là, dont il veut nous parler. Il cherche à les valoriser, ou à les revaloriser, tirant prétexte d'un genre aujourd'hui plus populaire, le rap. Une bonne part de ce livre se consacre en effet à retracer l'histoire, palpitante, des musiques jamaïcaines. Il remonte jusqu'au mento, puis à la naissance, au contact des musiques américaines, des genres que sont le ska, le rocksteady, le dub, et le reggae sous ses diverses incarnations (beaucoup plus variées que la version, adaptée à un public international, popularisée par Bob Marley). Blum aborde aussi, brièvement, ces ragga et dancehall qui émergeront après. Et tout cela, malgré quelques répétitions et une narration un peu erratique, est passionnant, en plus d'être bien documenté.
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Ce n'est en fait qu'assez tard dans le livre que Bruno Blum défend la thèse annoncée : à savoir que le rap serait né en Jamaïque. Cette affirmation, en soi, n'est pas neuve. Si le grand public les ignore (mais que sait le grand public, de toutes façons ?), les racines en partie jamaïcaines du rap sont bien connues des fans les plus avertis, tout comme le rôle de Kool Herc qui, en important dans le Bronx le principe du sound system issu de sa Jamaïque natale, allait devenir le père de la culture hip-hop. Il est aussi tout à fait juste que l'île caribéenne, plus largement, a eu un rôle décisif dans l'apparition de la culture du DJ et du remix.
Emporté par son enthousiasme, cependant, Blum force le trait. Comme d'autres, il exagère le rôle de Kool Herc et de Coke La Rock (lequel, contrairement à ce qui a souvent été dit, n'a d'ailleurs jamais été Jamaïcain) dans l'invention, non pas du hip-hop, mais du rap en lui-même. Comme le rappelait Dan Charnas dans son massif The Big Payback, le rap est en fait autant né dans les discothèques que dans les rues du Bronx, grâce à des MCs comme DJ Hollywood, que Blum ne fait que citer. L'auteur mentionne aussi trop rapidement les raps avant l'heure des animateurs radio afro-américains, qui ont eux-mêmes influencé les toasters et deeyjays jamaïcains, comme le rappelle Roni Sarig dans son Third Coast, quand il place les racines du rap autant dans le vieux Sud, qu'à New-York ou à Kingston.
Bruno Blum, en revanche, a parfaitement raison quand il conteste la généalogie du rap dressée par Olivier Cachin, qui fait des Last Poets ses véritables géniteurs. Il démontre à quel point la poésie et le spoken word de ces derniers s'en distinguent, en tout cas sensiblement plus que le style deejay des Jamaïcains (rappel, en Jamaïque, le DJ est en fait le MC, celui qui parle sur la musique). Il précise que les Last Poets, contrairement à ses chouchous jamaïcains, ne partagent avec le rap aucune de ces grandes caractéristiques que sont la récitation de mots en cadence avec la musique, un flot continu de paroles, et une volonté de faire danser.
Là où l'auteur se trompe, toutefois, c'est que ces traits ne suffisent pas à définir le rap. Va encore pour le flot continu et la déclamation en cadence, mais le rap n'est pas substantiellement lié à la danse. Il l'a été aux origines, c'est indiscutable. Il l'est redevenu autour de l'an 2000, au moins en partie, notamment chez certaines de ses incarnations sudistes. Mais dans son âge classique, au coeur de la décennie 90, il faisait bien plus facilement dodeliner de la tête que bouger des jambes.
La vraie spécificité du genre, et la raison pour laquelle il est exagéré de parler de rap jamaïcain, vient de la boucle. Du motif minimal et répétitif avec lequel jouent les rimes du rappeur. Ce principe est demeuré au cœur du rap, malgré ses évolutions technologiques et stylistiques. Les rappeurs ont commencé par s'exprimer sur les sons de vinyles, puis des musiciens ont joué pour eux, avant qu'ils n'exploitent des samples et qu'ils renouent avec des sonorités basiques issues de synthétiseurs. Cependant, en dépit de quelques exceptions et d'œuvres marginales plus "composées", le rap est fondé pour l'essentiel sur ce dialogue rythmique entre la boucle et les paroles. C'est cela qui le distingue de toute autre musique chantée / parlée. C'est une innovation dont Kool Herc a été à l'origine, certes, quand il a trouvé le moyen de répéter les mêmes breakbeats à l'aide de deux disques identiques. Mais elle est apparue à New-York, pas à Kingston.
Le rap a des racines en Jamaïque, c'est indiscutable. Elles sont parfois oubliées ou méconnues, c'est juste. Mais il n'y est pas né. S'appuyant principalement sur les cas de Kool Herc et du "Cocaine in My Brain" de Dillinger, un titre précurseur, la dissertation de Bruno Blum a des failles. D'ailleurs, si sa connaissance du reggae est sans limite, sa familiarité avec le rap semble faire défaut (une note de bas de page attribue même "Rapper's Delight" à Grandmaster Flash & the Furious Five, p. 118, avant d'être corrigée les autres fois qu'il est fait mention de ce titre).
Ce livre, toutefois, a une grande vertu : il rappelle, à de nombreuses reprises, que la musique n'a pas de frontières ; que ce que l'on dénomme usuellement la musique afro-américaine a toujours été, jusqu'à aujourd'hui encore, en dialogue avec son pendant caribéen ; que la géographie musicale n'est pas la géographie politique et que, musicalement, La Nouvelle-Orléans, matrice depuis un siècle de tant de genres influents et novateurs, est autant caribéenne qu'étatsunienne.
A la fin de son ouvrage, Blum rappelle que ces échanges n'ont jamais cessé. Ils se sont poursuivis avec l'évolution parallèle du gangsta rap américain et du ragga jamaïcain, deux musiques qui ont multiplié les points communs tout en restant distinctes l'une de l'autre. L'auteur aurait pu aller plus loin, et citer l'influence jamaïcaine dans le rap des années 80 et 90, chez Boogie Down Productions, chez Black Moon, facilitée par une communauté noire new-yorkaise issue autant des Caraïbes que du Sud profond américain. Il aurait pu noter aussi les similitudes entre le dancehall et tous ces club raps et party raps qui sont nés dans ce même Dirty South, culturellement si proche des Caraïbes. Il aurait pu, plutôt que de chercher en Jamaïque le père du rap, rappeler qu'en matière de musiques, le cousinage et l'inceste et sont plus fréquents que les simples liens de filiation.
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