Impossible de revenir sur l'histoire de l'underground rap de la fin de la décennie 1990 sans consulter un membre de ce qui fut, sans conteste possible, le trio phare et emblématique de cette scène. Comme rappeur de Company Flow, comme patron du label Subverse et, jusqu'au bout, jusqu'au récent Machines That Make Civilization Fun, comme artiste radical et sans concession, Bigg Jus a été au cœur même de la vague du rap indé. Aujourd'hui, dans le cadre de l'indie rap series, il nous livre son jugement sur un mouvement qu'il a largement contribué à façonner.
La "indie rap series" est une suite d'interviews, organisée avec des activistes de la scène rap indé nord-américaine des années 90 et 2000, certains un tant soit peu connus, d'autres plutôt obscurs, dont le but est d'alimenter un prochain livre dédié au même sujet, publié prochainement dans la même collection que Rap, Hip-Hop.
Quelle est ta vision de la scène rap indé ou underground qui a émergé en Amérique du Nord à la fin des années 90, avec des labels comme Fondle'em, Rawkus, Stones Throw, Rhymesayers, plus tard le Def Jux d'El-P, ton propre Subverse, et tant d'autres ?
La scène indé underground des années 90 a joué un rôle significatif, elle a été le fer de lance du mouvement indépendant tel qu'il existe aujourd'hui. Grâce à son inventivité et à son indépendance, nous avons été des pionniers en matière de sorties numériques, et en ce qui concerne l'usage d'Internet comme moyen de promotion. Les premières entreprises de l'ère numérique ont dû s'appuyer sur des artistes et des labels indé pour assoir leur légitimité. Même si, avant nous, il y avait déjà des labels et des scènes rock indé régionales, je pense que l'underground hip-hop a contribué à donner de la cohésion et du sens à tout le mouvement indé.
Selon toi, quelle est l'histoire derrière ce mouvement ? Quand et comment a-t-il émergé ?
Le mouvement indé s'est épanoui à la toute fin de l'âge d'or (golden era) du hip-hop. Ce dernier a engendré un vaste afflux de nouveaux artistes, mais peu de labels étaient capables de répondre à une telle demande.
A cette époque, tous les labels d'avant l'ère indé, Tommy Boy, Select, Next Plateau, Def Jam, Profile, bénéficiaient d'un succès économique, mais ils étaient confrontés aussi aux répercussions négatives de leur traitement malhonnête de certains artistes. Certains de leurs employés ont été battus, ils se sont fait tirer dessus ou kidnapper, à cause de leur comptabilité douteuse. Ca les a rendus très précautionneux et sélectifs envers les artistes qu'ils signaient.
Aussi, c'est à cette époque que certaines scènes hip-hop régionales sont arrivées à maturité, et c'est un modèle commercial que certaines majors ont commencé à exploiter. Tous cela a ouvert un espace à toute une nouvelle génération d'artistes hip-hop underground. Beaucoup commençaient à comprendre les règles du jeu, ils étaient mieux au fait des pratiques que l'industrie du disque utilisait pour tenter de les exploiter.
Le noyau dur de ce mouvement, dans l'underground new-yorkais des années 90, s'est formé autour de l'émission radio de Stretch et Bobbito. Quand ta musique passait sur WKCR, elle acquérait une certaine légitimité, leur playlist en influençait beaucoup d'autres à l'internationale. Dans le même ordre d'importance, il y avait aussi Fat Beats, la première boutique et le premier distributeur à l'internationale de hip-hop underground.
Co Flow / Official Recordings a été le premier groupe / label à utiliser un réseau de distribution de manière efficace. Ce n'était pas le seul moyen, tu pouvais utiliser aussi d'autres college radios, boutiques ou clubs, selon l'endroit de la métropole new-yorkaise où tu habitais.
Il y a eu cependant d'autres scènes au sein de ce mouvement. Outre New-York, il y avait le West Coast Underground et toute la scène d'après le Project Blowed, le Midwest avec le label Rhymesayers, et quelques autres au Canada. Selon toi, étaient-elles différentes, ou était-ce un seul et même mouvement ?
C'étaient des régions différentes. Elles ont contribué, chacune à sa façon, avec des caractéristiques distinctes, mais elles étaient apparues bien avant. Chacune s'est développée à son propre rythme, avec ses propres influences. Mais nous avons tous partagé les mêmes expériences. Je me souviens, Dark Leaf, Abstract Rude, Acey, Mear et Existereo étaient présents au premier concert de Company Flow à Los Angeles. Nous avons fréquenté Peanut Butter Wolf à San Francisco, des années avant Stones Throw, et Subverse a organisé des concerts d'Atmosphere à New-York. A l'approche du nouveau millénaire, tout cela s'est mué en une vaste scène underground unique, composée de labels de régions différentes ; des artistes ont été signés de partout.
Quelles limites mettrais-tu à ce mouvement, dans le temps, la géographie, le style ?
Le chaos est un état de changement permanent. L'underground s'unifie, explose, se contracte. Puis tout recommence encore, avec un nouveau modèle, où l'on retrouve de manière hybride d'anciennes expériences, pour le meilleur et pour le pire.
Avec "independent as fuck", Company Flow a créé une sorte de slogan pour ce mouvement. C'était délibéré ? Y avait-il une intention de prendre la tête de cette scène ou de ce mouvement ?
A l'origine, il n'y avait aucune intention de ce type. Co-Flow a d'abord tenté sa chance par la voie traditionnelle. Mais le retour était toujours le même : tu peux te défoncer le cul à rapper, les gens ne savent pas comment marketer un groupe multiracial. Pour une raison étrange, ça leur paraissait un obstacle.
En 93, je travaillais pour le label Libra. Ils ont sorti le single d'El-P "Juvenile Techniques", ainsi que ceux de mon ami d'enfance Anttex. A cette époque, j'étais déjà un vétéran du hip-hop. Durant les 5 années précédentes, je m'étais efforcé de m'infiltrer dans l'industrie de la musique, à plusieurs niveaux. J'avais pu assister à toutes sortes de manipulations, voir des gens vendre leurs âmes aux labels, et je ne voulais rien avoir à faire avec ça.
J'étais un fan de l'éthique qu'on retrouve chez Dischord Records, ou dans la house music artisanale. Je voyais bien comment fonctionnait l'industrie du disque, et je n'étais pas contre le fait de sortir de la musique en indépendant, même si ce n'était pas encore fréquent dans l'underground hip-hop de cette époque. Après la fin de l'aventure avec Libra, je pouvais soit devenir artiste, soit responsable de label. J'ai dû choisir.
J'ai dit à El : "qu'ils aillent se faire foutre, sortons le disque en indépendant". Deux ans après, quand l'album est sorti, c'était devenu notre crédo. Je peux dire, avec satisfaction, que personne ne s'est compromis. Je me souviens avoir passé des heures sans fin dans les années 93 à 99, à expliquer à une flopée d'artistes comment produire, distribuer et promouvoir des disques.
Que reste-t-il de ce mouvement, selon toi ?
Nous en parlons quand même plus de 12 ans après. Ceux qui en ont été à l'origine, les pionniers, ceux qui étaient véritablement amoureux de cette culture, sont toujours en activité. Mais pour l'essentiel, on est passé à une nouvelle génération.
Tu te considères toujours comme part entière de ce mouvement, voire comme son centre ? Ou est-ce une niche à laquelle tu n'aimes pas être réduit ?
J'ai grandi dans cette culture et j'ai participé à tous les déclinaisons du mouvement à New York depuis les années 80. Cette culture fait partie de mon ADN. Quand je faisais des grafs, le hip-hop m'a littéralement sauvé la vie. Il m'a détourné de crimes plus sérieux, quand je trainais dans la rue. Ma place dans ce mouvement, je l'ai gagnée avec ma dévotion et mon éthique de travail pendant ces années de formation. La niche que j'ai évitée de mon mieux, c'est celle où l'on troque ses principes artistiques contre des gains financiers. Gérer un label, et essayer de séparer le business des liens d'amitiés, c'est pénible.
Quel serait ton top 5 ou 10 des albums rap indé ?
Sans suivre d'ordre particulier, en me contentant de citer ce que je semble conserver sur toutes sortes de supports, numériques ou vinyle :
- Hieroglyphics - 3rd Eye Vision
- Cannibal Ox – The Cold Vein
- Madvillain – Madvillainy
- Dilla - Donuts
- Black Star – Mos Def & Talib Kweli Are Black Star
- Boogie Down Productions – Criminal Minded
- Company Flow - Funcrusher Plus
- Quasimoto – The Unseen/Instrumentals
- NMS - Woe to Thee O Land Whose King Is a Child
- MF Doom – Operation Doomsday
Ton top 5 ou 10 de morceaux indie rap ?
C'est un casse-tête. J'écoute surtout de la soul et des classiques, les racines. Ce que je recherche dans la musique, c'est la charge émotionnelle. Peu de chose en hip-hop me touche à ce point. Si je veux quelque chose qui me fasse de l'effet, je mets du Sizzla. Sinon, dans le top 5 des choses que j'ai le plus écoutées, il doit y avoir tous les instrumentaux de Dilla.
Ton top 5 ou 10 des artistes indé ?
En me basant sur leur puissance scénique, et sans ordre particulier :
- Orko Elohiem
- K-the-I???
- Lunice
- Aarab Musik
- Gaslamp
Au final, penses-tu qu'une telle catégorie, indie rap, est ou a été pertinente ?
C'est manifestement une question de préférence personnelle. Toute tentative de classer cela différemment est hautement politique :)
Ce sous-genre underground mis à part, quel est ton diagnostic sur l'état du hip-hop aujourd'hui ? Qu'est-ce qui t'attire dans le rap contemporain ?
Je suis un grand fan de controllerism. J'aime les compétitions de type rap battle, et tout ce qui est fusion entre sous-genres, comme le goon step, le grime trap, la dub'n'bass. Mais chaque génération crée toujours plus d'imitateurs que de novateurs, c'est un problème.
Pour en revenir à ton cas, il semble que tu n'ais rien perdu de ta colère, de ton énergie et de tes velléités d'expérimentation, à en juger par ton disque récent, Machines That Make Civilization Fun, que tu as sorti l'an dernier. Tu as d'autres projets en cours ou à venir ?
Les singles de Machines Part 2 sortiront cet été. En tant qu'artiste, je me suis reconverti dans le design audiovisuel. Et pourtant, mes qualités d'écriture et de production n'ont cessé de s'améliorer. Je suis certain de ne pas avoir encore enregistré mes meilleurs travaux, j'ai encore quelques tours dans mon sac. Je veux aller toujours plus haut.
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