Personne n’écrit sur le rap. Ainsi Olivier Cachin entame-t-il la préface du premier des recueils d’entretiens qu’ont publiés Thomas Blondeau et Fred Hanak. Et il a bien raison. En France, la littérature sur le sujet est insignifiante, surtout quand il s’agit de traiter de son cœur, de son centre, de sa manifestation principale : le rap américain. Dans notre langue, il y a peu de choses à se mettre sous la dent pour comprendre l’odyssée du rap, hormis les livres de l’ancien rédac chef de L’Affiche lui-même, pour beaucoup épuisés, et donc le présent volume, sorti en 2007.

THOMAS BLONDEAU & FRED HANAK - Combat Rap

Le Castor Astral :: 2007 :: acheter ce livre

Le premier mérite de Combat Rap, donc, c’est d’exister. Le second, puisqu’il est question d’une musique sur laquelle tout et n’importe quoi a été dit, c’est d’avoir été rédigé par des gens qui maitrisent le sujet, forts de leurs maints articles sur le hip-hop, publiés dans divers titres de la presse spécialisée. C’est aussi, surtout, de s’ouvrir par une longue préface qui retrace l’histoire du genre. Son émergence dans les années 80, le rôle central de New-York, la déflagration gangsta, la déferlante sudiste : tous les grands épisodes sont retracés, tous les grands noms ou presque sont cités. Et l’évolution du rap, des sentiments communautaires du début à l’individualisme forcené des années 2000, est présentée comme il se doit.

Mais l’essentiel du livre, ce sont ces entretiens où des acteurs du rap partagent leur perspective. Le panel est assez représentatif, puisqu'on y trouve des gens de New-York (Public Enemy, RZA, Jay-Z), de Philadelphie (The Roots), de Californie (Ice Cube, DJ Shadow, Madlib), du Midwest (Jay Dee) et du Sud (Slim Thug) ; des artistes grand public et des chouchous de la critique ; des rappeurs "conscients", et d'autres, plutôt gangsta ; des pointures, mais aussi des artistes plus singuliers, comme les marxistes de The Coup ; et pour finir, quelqu’un d’extérieur au rap, mais qui a exercé sur lui une influence capitale, le grand George Clinton.

Les annexes, aussi, se montrent préciseuses, comme celle où sont listés des dizaines d’albums importants, ou ce lexique qui explique pour les nuls le jargon des rappeurs. Tout cela, pour un livre en français, est rare. Il n’y a en fait qu’un seul gros reproche à lui adresser : un style moche, à dominante journalistique.

Celui qui recherche un regard froid et apaisé sur le rap ne trouvera pas son compte avec ce livre exalté, chargé de figures de style et de mots fleuris, qui cite Louis-Ferdinand Céline, et qui tente maladroitement d’écrire comme lui. Quitte à forcer le trait, à s'affranchir des nuances, à déformer la réalité, les auteurs ont aussi voulu nous raconter avec entrain une jolie histoire, celle d’un genre scandaleux qui s’est fait tout seul ; celle, romancée, d’une musique impossible qui s'est imposée envers et contre tous ; celle, en somme, du Vilain Petit Canard.

On note aussi quelques contradictions, dues peut-être au fait que le livre a été rédigé par des auteurs distincts, ne partageant pas tout à fait la même sensibilité. Ainsi des sentiments ambigus à l’égard du gangsta rap, entre regret pour ses dérives et satisfaction qu’un registre si infréquentable ait su s’imposer. Même discours équivoque sur le rock, quand les auteurs se félicitent des escapades des rappeurs dans ce champ et des expériences crossover à la Judgment Night, tout en dénigrant une critique rock qui n’aurait jamais rien compris aux rappeurs (ce qui est en partie vrai en France, et un peu moins pour les Etats-Unis).

Tout cela est d’autant plus contradictoire que l’écriture est elle-même excessivement rock critic, par son style, et par ce mythe de l’underground contre le mainstream qui l'alimente. Les propos sont souvent excessifs. Comme le rap lui-même, me diriez-vous ? Certes, le rap manie lui aussi l’hyperbole et l’exagération. Il aime quand c’est gros et forcé. Mais il est plus cynique, plus vénal et plus terre-à-terre, il est moins romantique et rock’n’roll que le récit qu’en font les auteurs. Ces différences, d’ailleurs, ont été quelques uns de ses apports à la musique.

Enthousiastes, exaltés, Fred Hanak et Thomas Blondeau en viennent même à commettre des erreurs. Les dates, notamment, sont souvent fausses : "Mind Playin' Tricks on Me" des Geto Boys, par exemple, est sorti en 1991, pas en 1993 ; The Chronic de Dr Dre est de 1992, pas de 1993 ; 400 Degreez de Juvenile est paru en 98, pas en 99 ; Funcrusher Plus de Company Flow date de 97, et son prédécesseur le EP Funcrusher de 96, pas de 95. Aussi, il est écrit à plusieurs reprises que les membres du Wu-Tang sont huit, alors qu’ils étaient neuf avant le décès d’Ol’ Dirty Bastard (Masta Killa semble avoir été oublié). Et c’est 2Pac qui est mort le premier, en 1996, pas Biggie, contrairement à ce qui est écrit ici.

Ce côté partial, et partiel, on le retrouve dans les entretiens. Ils n’ont pas été écrits pour le livre, et cela se ressent. Tous sont intéressants (à l’exception notable de celui avec Jay-Z). Cependant, ils portent souvent sur des micro-sujets, ceux qui, à l’époque où ils ont été faits, préoccupaient les magazines où ils devaient paraître, et qui faisaient écho à l’actualité. Ainsi l’interview de DJ Shadow porte-t-elle avant tout sur sa conversion au son hyphy à l’époque de The Outsider. Pareil pour l’entretien avec Slim Thug, qui se concentre sur DJ Screw et le son screwed & chopped, un avatar important, mais un seul parmi d’autres, de la sémillante scène sudiste. Même chose encore de la discussion avec Ice Cube, où il est question avant tout de son déclin artistique, l’intervieweur, audacieux, se risquant à pousser l’ancien cauchemar de l’AmeriKKKe dans ses derniers retranchements.

L’entretien le plus captivant, en fait, s’avère être le seul avec un non rappeur. George Clinton, en effet, a le mérite de jeter un regard malin sur le hip-hop. Il le compare à d’autres musiques, il le met perspective avec l'intelligence du vieux sage. Souvent, en effet, ce sont ces points de vue qui sont les plus riches : ceux des gens qui ont un pied en dehors, et un pied en dedans. Mais ceux-là, comme beaucoup d’autres, comme le souligne Olivier Cachin, n’écrivent pas sur le rap. Hanak et Blondeau, eux, l’on fait. Et pour qui veut, sans savoir lire l’anglais, s'initier au rap, au vrai, l’Américain, ce livre est chaudement recommandé.

PS : pour rappel, il avait déjà été question sur ces pages du second volume de Combat Rap, consacré au rap français, lequel vaut davantage encore le détour.