Une naissance en dehors des Etats-Unis (en Afrique du Sud, en l'occurrence), des parents jazzmen, une domiciliation à New-York, un parcours d'étudiante en musique, une formation de chanteuse classique, des connexions internationales, par exemple avec les Anglais de Herbaliser, et enfin, son statut de femme : tout dans l'identité et le parcours de Jean Grae l'incitait à épouser la cause d'un rap alternatif plus bohème, plus intellectuel et plus intime que sa version dominante.
Third Earth Music :: 2002 :: acheter cet album
De son premier single au sein de Natural Resource, "Negro League Baseball", en 1996, à ce premier album sorti en 2002, celle dont le premier nom d'artiste fut What? What? aura donc été comparée à une version underground de Lauryn Hill, mais en moins crossover, en plus purement rap, voire considérée comme l'équivalent féminin de Talib Kweli. Comme ce dernier, en effet, Jean Grae privilégiait le registre du rap "conscient", donnant dans le féminisme ("Get It"), dénonçant le matérialisme de ses pairs ("Knock") et, grand cliché rap, rendant hommage à sa maman ("Live 4 U"). Mais elle le faisait habilement, sans les sermons et la lourdeur qui ont souvent pénalisé l'autre ; avec plus d'originalité.
Sur "God's Gift" par exemple, la rappeuse, se mettant dans la peau d'un mâle macho, déversait un flot de paroles misogynes, pour mieux en montrer l'ineptie. Juste après, sur "Block Party", elle invitait les fiers-à-bras du ghetto à sortir de leurs quartiers et à découvrir le monde. Sur le front de la confession, elle avait la pudeur de raconter ses déboires amoureux à la troisième personne sur "Love Song", dans un style spoken poetry assez proche de celui d'Ursula Rucker, avant d'admettre que cette histoire était la sienne ; et sur "Fade Out", elle relatait une relation tumultueuse sur le mode épistolaire. Enfin, cette rappeuse qu'on avait surpris un peu plus tôt sur "Hands On Experience Pt. II", le morceau pro-masturbation de The High & Mighty, était tout sauf une Sainte Nitouche, et elle savait parfois manier l'humour, comme avec l'entrainant égo-trip de "Thank Ya!".
Jean Grae, toutefois, n'évitait pas toujours le ton barbant du rap à message. La faute en revenait à un flow parfois monotones, mais aussi à certains beats. Malgré la présence de noms prestigieux à la production, comme Evil Dee, Masta Ace et Mr. Len de Company Flow, quelques boucles étaient peu relevées ("Love Song", "Get It", "Knock"). Mais d'autres étaient plus mémorables, comme avec l'orgue de "What Would You Do", la mandoline de "No Doubt", l'addictif "Thank Ya!", et les cordes et scratches d'un "God's Gift" produit par le vétéran Masta Ace ; un rappeur qui, davantage que Hill ou Kweli, est peut-être, le véritable homologue de Jean Grae, l'un comme l'autre ayant su, de temps en temps, prendre de la hauteur et jouer du sarcasme pour mieux moquer les outrances de leurs collègues gangsters.