Une anthologie du rap français, concoctée par un journaliste qui n'en a pas l'âge et dont les passions habituelles sont l'Inde, le Général de Gaulle et… Mylène Farmer. Voilà qui suscite irrémédiablement la circonspection, la suspicion, voire la moquerie. Voilà qui incite à crier à la récupération, comme l'auteur lui-même l'anticipe dans son introduction. Mais comme ici, on n'aime pas trop hurler avec les loups, examinons l'objet de plus près, avec neutralité, la tête froide. Et, si l'exercice ne nous convient pas, tâchons au moins d'en expliquer la raison.
La Table Ronde :: 1999 / 2010 :: acheter ce livre
Tout d'abord, esquivons l'argument de la récupération, celui des puristes en toc et des intégristes à deux balles. Que le rap, français ou autre, soit récupéré par des gens ne correspondant pas au stéréotype, qu'ils l'appréhendent en fonction de leur sensibilité propre, n'a rien de répréhensible. C'est même souhaitable et salutaire. Sans cela le milieu de ses fans sera un panier de crabes, il évoluera en vase clos, il végétera dans l'eau croupie de ses certitudes. Bref, récupérer, assimiler, intégrer, comme le dit à juste titre Jean-Claude Perrier, c'est bien. C'est même salutaire.
Autre élément à mettre à son crédit : cette anthologie voit large. Même si une place de choix est réservée aux groupes phares des années 90 (compréhensible, pour un livre dont la première édition date de 1999) que Perrier appelle les piliers du rap français (Solaar, NTM et IAM), une trentaine d'autres sont cités, de Diam's à Bams, de Sniper à Médine, de Booba au Klub des Loosers. Près de 20 années sont traitées, et l'auteur inclut toutes les tendances du rap à la française. Il fait la part belle aux rappeurs respectables, engagés, "conscients", mais il ne zappe pas les plus polémiques. Enfin, les présentations des artistes, sans exclure quelques opinions et préférences, se montrent factuelles, respectueuses et apaisées.
Le problème, en fait, est ailleurs : il est dans la forme. Nous n'allons pas ici contester le principe même de l'anthologie, et prétendre que l'exercice, qui consiste à publier les œuvres des autres, est paresseux. Mais tout de même, ce livre se contente du minimum syndical, il lui manque des explications de texte. Si l'objectif était de démontrer la richesse du rap français, pourquoi ne pas éclairer le lecteur sur telles ou telles paroles qui y sont citées ? Pourquoi, par une simple note de bas de page, ne pas préciser, par exemple, que le "Putain de Soirée de Merde" de Faf Larage est bâti sur les bases du "C'est Mon Dernier Bal" de Renaud ?
L'autre malentendu tient au format même de l'exercice : le choix de l'écrit pour un genre artistique qui, avant toute chose, relève du domaine musical. Même si la dimension poétique est bien présente dans le rap, même si la science des mots y est capitale, il manque ici le dialogue incessant entre le verbe et le beat qui en fait l'originalité. Sans indication sur les timbres, le souffle, la hauteur des tons, le phrasé, le rythme, le débit et les altérations de tous ces éléments, les textes s'affadissent, ils s'appauvrissent. Comparés à d'autres, créés exclusivement pour le papier, ils ne sont pas à leur avantage, fatalement. Ils tombent à plat.
En fait, le choix de textes opéré par Perrier démontre qu'en France, on ne comprend décidément rien à l'originalité du rap. On lui demande, encore une fois, de satisfaire des critères qui ne sont pas les siens. Ces critères, ce sont ceux de la chanson réaliste et de la variété française : la primauté de l'écriture sur la musique, celle-ci devant avoir des qualités "littéraires" ; la présence d'une certaine gouaille, insolente, mais pas si méchante ; et à l'occasion, un engagement social marqué. En bref, on voudrait trop souvent que le rap, ce soit du George Brassens.
Il est évident que Jean-Claude Perrier maîtrise mal son sujet : par cette couverture, qu'il n'a d'ailleurs peut-être pas choisie, et qui nous présente un breakdancer en habit bariolé, alors que danse et musique hip-hop n'entretiennent plus aujourd'hui que des liens très ténus ; et par cette introduction remplie de poncifs (le rap, ce style canaille qui descend de la poésie de Villon, ce genre d'âneries) et de grands moments comiques, comme celui où on nous décrit de manière pour le moins approximative le principe de la production hip-hop :
Côté musique, un "beat" assez répétitif, fondé sur le "scratch", disques vinyle passés à l'envers par un DJ, et le "sample", adaptation de morceaux déjà existants plus ou moins "arrangés"…
L'auteur entame son livre avec une citation de Michel Berger : "mon fils rira du rock'n'roll". Quelles qu'aient été les qualités de Berger – R.I.P. – il n'a jamais été spécialement connu pour ses talents de visionnaire. Et de fait, il s'est trompé : son fils, aujourd'hui, écoute sûrement toujours du rock, comme tant d'autres. Mais là n'est pas le problème. Le problème, c'est que cette épigraphe remplit son but, qu'elle trahit tragiquement l'intention probable de Jean-Claude Perrier : ne pas perdre la main, se montrer en phase avec la jeune génération, être son copain.
Au final, ce livre ne sert pas à grand-chose. Il ne saurait s'adresser aux fans de rap, qui n'ont que faire de textes qu'ils connaissent dans des formats autrement plus percutants. Il ne convaincra pas ses contempteurs non plus, dont l'hostilité sortira renforcée de la lecture de textes dans l'ensemble plutôt pauvres et premier degré, dépourvus de la dimension sonore qui en fait la richesse. Il n'apprendra rien aux bien-pensants paternalistes à la Jack Lang, qui aimeront peut-être quelques figures de style bien senties, mais resteront convaincus, au fond d'eux, que tout cela n'est pas du Ronsard. En fait, ce livre ne s'adresse à personne, sinon à son auteur, en renvoyant de lui-même l'image louangeuse d'un homme ouvert d'esprit, lui apportant l'illusion égotiste d'une empathie pour la jeunesse.
Alors, en reviendrait-on donc à lui reprocher de faire de la récup', finalement ? En fait, oui, un peu. Ou plus exactement, de rater cette récup', faute de saisir ce qui fait l'originalité profonde du rap. Avoir un pied dehors, c'est bien, mais à condition d'avoir l'autre dedans. Et ce n'est manifestement pas le cas de cet auteur qui veut soumettre le rap à des critères d'appréciations qui ne sont pas les siens. Alors que pour aimer le rap, comme avec n'importe quelle autre esthétique, il faut savoir l'accepter dans ses propres termes. Il faut savoir et accepter de s'y soumettre.
1 De Mbrâk -
bonne intro pour cette critique, de bonnes remarques même s'il faudrait nuancer un peu, à mon sens, les critiques en précisant que :
- Il n'y a pas d'autre anthologie du rap, hormis celle lyonnaise nommée Je texte Termine (éditions Paroles d'aube, 1998)
- Une anthologie n'a pas vocation a expliquer les textes, d'autant plus que les ouvrages expliquant ces "textes" ne sont pas nombreux ( Isabelle Marc, Le rap français. Esthétique et poétique des textes 1990-1995).
- Le rap, certes ! est indéniablement de la musique, mais qui relève de l'oral. Dépassons la critique : comment rendre, indiquer et préciser "les timbres, le souffle, la hauteur des tons, le phrasé, le rythme, le débit et les altérations de tous ces éléments" ? J'espère quelques idées ! Soit dit en passant, rapprocher le rap de Villon, ou des troubadours comme des griots, n'est pas une ânerie : nombres d'ouvrages scientifiques le démontrent.
- Enfin, "la primauté de l'écriture sur la musique" soulève un malentendu révélateur. On peut défendre que certaines sociétés, à certains moments, appartiennent plus à écriture qu'à l'oralité, par exemple à partir des Tables de la Loi, et que les valeurs littéraires ne valent que pour les écrits
Mais, et c'est bien l'intérêt de cette anthologie et de toute poésie écrite in fine, l'écriture permet d'analyser un discours, non plus de façon linéaire, avec une vue de l'ensemble (pas besoin d'écouter et de revenir en arrière). Donc, l'anthologie révèle que l'oralité occupe de nouveau une place primordiale dans une certaine mesure, et que l'oralité est aussi importante que ce qui appartient à l'écrit. Pour preuve, The Anthology of Rap, réalisée par Adam Bradley, Andrew DuBois, Common, Chuck D, Henry Louis Gates Jr. (2010) a l'avantage pour tout francophone amateur de Rap US d'avoir sous les yeux les paroles. Traduire est toujours nécessaire.
P.S : Jean-Claude Perrier, comme tu le dis, donne souvent son point de vue, ce qui est pour le moins original, énervant et/ou touchant peut-être.
2 De codotusylv -
@Mbrâk : quelques commentaires sur les commentaires.
C'est pas un argument ça. C'est pas parce que c'est la seule anthologie ou presque qu'elle a le droit d'être ratée.
Non, mais elle gagne à le faire, et à expliciter ses critères de choix. Je ne conteste pas le principe de l'anthologie, mais celui de son application au rap.
Des ouvrages scientifiques ? Le démontrent ? Carrément ? C'est les frères Bogdanov qui les ont écrits ? Contentons-nous de dire que de nombreux livres en parlent, tout simplement. C'est même assez cliché, ces rapprochements, et c'est ce qu'on peut reprocher à Perrier.
On parle pas de certaines sociétés ou des Tables de la Loi, là. On parle du rap, qui est écouté avant d'être lu, et que l'erreur fondamentale est, en France, de considérer souvent comme du texte, comme porteur de sens, alors que c'est d'abord une musique.
Le point de vue de Perrier est énervant et/ou touchant, oui. Mais il n'est pas original. Et il méconnait ce qui fait la spécificité du rap en voulant, de manière un peu paternaliste, en exalter la poésie supposée.
3 De Mbrâk -
Je ne comprends pas pourquoi ne pas avoir publié (et répondu à) mon commentaire en réponse au dernier de Codotusylv. J'y ai passé du temps mais ouvrir la discussion, sans doute n'était-ce pas intéressant !
Musicalement
4 De codotusylv -
@Mbrâk : J'ai bien peur qu'il ait été effacé. Je suis envahi par les spams ces temps-ci (et mon anti-spam n'arrive plus à les arrêter tous), et j'ai la main lourde quand je supprime les commentaires. J'ai dû bazarder celui-ci par erreur, toutes mes excuses...