Comment un pays si policé a-t-il pu accueillir avec tant de ferveur un genre aussi scandaleux et insolent que le hip-hop ? Comment cette musique, associée si étroitement à la communauté afro-américaine, a-t-elle pu trouver une résonnance aussi forte dans un pays quasiment dépourvu de Noirs ? Comment ce style souvent considéré comme le porte-voix des minorités a-t-il pu proliférer dans une société que l'on imagine solidaire et homogène ? Voici quelques questions qui viennent à l'esprit quand on réalise, pour la première fois, que le rap est important au Japon, et qu'il a développé là-bas une scène locale prolifique et turbulente.
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Ces questions, Ian Condry, professeur de culture japonaise au MIT, y répond dans sa thèse sur la version nipponne du rap. Ou plutôt dans ses thèses, car comme avec un livre au titre semblable, le Hip-Hop America de Nelson George, il n'est pas question ici de présenter toutes les scènes hip-hop du pays concerné, ni même de retracer leur histoire (cela n'est fait, à grands traits, que dans le chapitre 2), mais de passer en revue plusieurs thèmes : la question raciale, les échanges entre les cultures afro-américaine et japonaise, les spécificités de la langue nipponne dans le rap, les femmes dans le hip-hop, le rôle de l'argent et de l'industrie du disque.
Contrairement à Nelson George, cependant, Ian Condry n'a pas la plume facile. Son ouvrage est rédigé sur le ton docte de l'universitaire. Il est gorgé de notes et de références un peu délicates à avaler. Il est alourdi par des tournures du style "maintenant que nous avons vu X, examinons Y". Bref, ceux qui y chercheront un guide fluide des disques et artistes rap qui comptent au Japon resteront sur leur faim. Hip-Hop Japan, aussi, n'est qu'à moitié un livre sur la musique. Il est plutôt un long exposé sur le thème de la globalisation, où le rap japonais prend le rôle d'exemple, où il est un support de démonstration, plutôt que le coeur du sujet.
Le grand projet de Ian Condry est, en se servant de l'exemple du hip-hop nippon, de renvoyer dos-à-dos les deux idées reçues sur les phénomènes de globalisation culturelle : la première, qui prétend que le monde serait en train de s'américaniser ; la seconde, selon laquelle l'homogénéisation culturelle ne serait qu'un voile, masquant l'irréductible altérité de chaque nation. Pour reprendre le cas du rap japonais, celui-ci serait, selon les premiers, la preuve du nivellement culturel provoqué par l'impérialisme américain, et pour les autres, une tocade superficielle et sans valeur, apposée artificiellement aux réalités japonaises.
Condry rejette les deux thèses, qu'il juge bêtement essentialistes. Selon lui, toutes deux considèrent à tort les cultures américaine et japonaise comme des corps homogènes, étrangers l'un à l'autre. Elles négligent les dynamiques internes ou externes qui les agitent, et sous-estime leur porosité. Or, l'adhésion des Japonais au rap n'est pas superficielle, elle est souvent profonde, sincère ; sans, pour autant, que le hip-hop américain ne se substitue totalement à la culture nipponne.
Au contraire, il dialogue avec elle. Il est le choc exogène qui apporte aux Japonais des armes pour évoluer. Condry, par exemple, montre comment le rap a permis de contester le mythe de l'unicité de la nation japonaise, imposé au début du XXème siècle par les nationalistes japonais, et encore très vivace aujourd'hui ; ou comment l'emploi massif de mots anglais dans des textes en japonais, une caractéristique du rap nippon, permet de transgresser une langue très codifiée, d'exprimer des idées qu'elle n'autorisait pas. Les Japonais prennent au hip-hop ce qui fait écho à leur culture et à leurs préoccupations pour en faire une version à leur sauce ; et se tiennent prêt à influencer le reste du monde à leur tour.
Cette vision nuancée du phénomène de globalisation est la principale thèse défendue par Condry. Mais elle n'est pas la seule. Une autre, au moins, intéressera davantage les mordus de musique. Elle invite, à partir de l'exemple japonais, à aborder les musiques populaires d'une nouvelle façon. Elle recommande de ne plus étudier le rap à partir de sa seule manifestation matérielle, le disque, le CD, mais plutôt dans ses lieux de sociabilité, ces clubs, les genba, où les rappeurs se produisent et se livrent à des battles. Ainsi, dès lors que l'on étudie ces endroits où se retrouvent tous les acteurs du hip-hop, rappeurs, fans, journalistes, industriels du disque, sont relativisées toutes les critiques habituelles et réductrices sur la société de consommation, trop évidentes, tautologiques, si l'on garde les yeux rivés que sur les produits manufacturés et sur leurs chiffres de vente.
Condry conteste aussi la vieille opposition entre le mainstream et l'underground, que les rappeurs japonais ont eux-mêmes ravivés, dans les années 90, quand les puristes du hip-hop se sont dressés contre les tenants d'un rap festif vendu à l'industrie du disque. L'auteur présente le milieu de la musique, au contraire, comme un long continuum, de l'amateur occasionnel au professionnel multi-platiné, que l'on peut parcourir vers le haut comme vers le bas. Il montre qu'à chaque niveau, chaque acteur doit faire un arbitrage entre les concessions commerciales, et la fidélité au public de base, à ses valeurs, à ses principes ; et qu'un bon équilibre entre les deux est même la condition d'un succès pérenne.
Tout ça, ici, en passionnés de musique, on le savait sans doute déjà. Mais il est bon de le voir démontré par le travail fouillé d'un universitaire. Cela console de n'avoir pas encore, avec Hip-Hop Japan, une revue complète de cette scène rap spécifique venue d'Extrême-Orient, parmi les plus foisonnantes du monde.
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