Pour ceux qui, au début des années 2000, se désintéressaient de Slug, il restait Eyedea. Ayant rejoint adolescent la clique Rhymesayers, et triomphé au Scribble Jam en 1999 (contre P.E.A.C.E. de Freestyle Fellowship, rien de moins), puis à la télévision, à la Blaze Battle en 2000, le rappeur de Saint Paul se distinguait de tous les Slug-like qui peuplaient le Midwest, notamment en 2002, sur son second album, supérieur au First Born qu'il avait sorti l'année d'avant avec DJ Abilities, et qui avait déçu malgré quelques titres d'anthologie comme "Read Wiped in Blue".
La voix était différente, l'expérience des freestyles plus marquée, mais Eyedea creusait la même veine que Slug, il la prolongeait. Même mélange de fragilité et de virulence, même registre intime, mêmes ambigüités et même sens de l'autodérision. Malheureusement aussi, même propension à s'exprimer sur des beats (les siens, en l'occurrence, sur ce disque) moins percutants que ses raps, mais qu'importe. En bon MC, l'auteur s'accommodait de ces sons passables, son rap les sublimait. Eyedea maîtrisait tous les arcanes du emceeing, style battle bien sûr ("Just a Reminder", "Coaches" avec le rappeur Carnage), ego-trip décalé ("Weird Side") ou titres profondément introspectifs ("Soundtrack of a Romance").
Mais c'était la saynète, l'historiette, l'art du storytelling qui lui réussissait le mieux sur The Many Faces of Oliver Hart or How Eye One the Write Too Think (le nom complet du disque). Il s'en servait avec adresse, autant pour illustrer un rap cinglant (sur "How Much Do you Pay?", le narrateur luttait contre l'évidence qu'un vieux marginal lui assénait : "Make money and die, that’s the American way") qu'avec le sommet de l'album, un "Bottle Dreams" où Eyedea nous contait avec un pathos maîtrisé les vains appels à l'aide d'une adolescente abusée sexuellement.
Malgré cette posture intime, Eyedea se défendait de faire une œuvre autobiographique. "Ces chansons, ça n'est pas moi, elles ne sont que le témoignage de pensées passagères", précisait-il d'entrée. Et le titre du disque n'était lui-même qu'un trompe-l'œil : Oliver Hart n'était qu'un nouvel alter ego pour le MC, le vrai nom d'Eyedea étant Micheal Larsen. Ce disque n'était pas son Marshall Mathers LP. Néanmoins, il avait l'épaisseur et la force de conviction de l'expérience vécue. Et aujourd'hui, il est encore le moment le plus fort d'une carrière écourtée par l'abus de drogues et un décès précoce, à l'âge de 29 ans.
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