En 1999, dans un article publié dans Time et intitulé "Hip-Hop Nation", Christopher John Farley notait que la grande originalité de ce genre musical, c'est qu'il était sans doute la première discipline artistique à avoir embrassé aussi ouvertement le capitalisme. Citant ce papier vers la fin de son livre, c'est aussi ce que s'est employé à démontrer un autre journaliste, Dan Charnas, un ancien de The Source, dans ce Big Payback qu'il a consacré en 2010 à l'histoire du business dans le rap.
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Le grand mérite du rap, en effet (ou sa grande honte : question de point de vue), est d'avoir fait preuve avec éclat de matérialisme, d'individualisme et d'appât du gain dans une discipline, la musique, où, par naïveté ou par tartufferie, ont longtemps dominé l'idéalisme, le sentimentalisme et l'hostilité à l'argent. Souvent, le hip-hop met en scène des personnages qui n'existent pas, des gangsters magnifiques, des thugs surpuissants, des super-héros aux allures de mauvais garçons issus d'improbables films blaxploitation. Et pourtant il est réaliste, il a les pieds sur terre, il connaît la nature humaine ; il la sait égoïste, avide et vénale.
Rien d'étonnant, donc, à ce que le premier livre à regarder en face ce panier de crabes qu'est le monde de la musique, soit consacré au hip-hop. Dans ce pavé de 600 pages fourmillant d'anecdotes qu'est The Big Payback, Dan Charnas replace au devant de la scène ces unsung heroes que sont les businessmen du rap. Il y est question de gros sous, de contrats, de négociations, de stratégies commerciales, de marketing, et les personnages qu'il dépeint ne sont pas tous des anges : copinage, manipulations, trahisons et coups bas dominent leur quotidien. Mais ses entrepreneurs ne sont pas de vilains démons capitalistes non plus. N'ont connu la réussite que ceux qui ont compris le rap, qui l'ont aidé à rencontrer son public, qui se sont mis en phase avec les valeurs qu'il représentait. Il n'y a pas de séparation nette entre l'industrie de la musique et le prolétariat des artistes. Tout cela forme le même écosystème, et tous ses acteurs ont contribué au triomphe du rap.
Les hommes d'affaire du rap dont parle Charnas, sont pour partie célèbres. C'est le cas de Russel Simmons. Ca l'est aussi de rappeurs-entrepreneurs comme Master P, Diddy et Jay-Z, qui ont accéléré l'effacement des frontières artificielles entre business et musique en menant avec succès des carrières dans les deux domaines. Mais l'auteur relate également le parcours de gens moins connus du grand public (en tout cas chez nous en France), comme les agents Jorge Hinojosa et Chris Lighty, les fondateurs de The Source, les hommes de radio Barry Mayo, Charles Warfield et Manny Bella, ou la Française Sophie Bramly, qui a ouvert MTV au rap.
Comme tout bon historien, Charnas ébranle quelques certitudes. Par exemple, il redonne toute leur place à ces premiers rappeurs qui se produisaient dans des discothèques, comme DJ Hollywood, aussi importants selon lui que les MCs qui s'agitaient autour de Kool Herc et de Grandmaster Flash. D'après Charnas, si le hip-hop survalorise ces derniers, c'est par idéologie, c'est qu'il était plus romantique de prétendre que le rap était né dans les rues délabrées du Bronx, que d'hommes installés, aux poches pleines de fric et aux narines pleines de coke.
Parce qu'il montre que le talent n'explique pas tout, qu'il est tributaire d'hommes de l'ombre, The Big Payback retrace en fait l'histoire complète du rap. Il rend compte des causes complexes de son essor, de toute cette mécanique où se mêlent étroitement l'économique et l'esthétique. De fait, il est conseillé autant aux b-boys qu'aux étudiants en écoles de commerce. Ces derniers apprécieront quand Charnas décrit comment Darryl Cobbin sut faire exploser les ventes de la boisson Sprite, autrefois réservée aux enfants et aux mères de famille, en l'associant à la génération hip-hop. Ils aimeront aussi qu'on leur raconte comment le street marketing, une pratique issue du rap, fut adoptée par de nombreuses entreprises.
Réhabiliter business et musique n'est cependant pas le seul but de l'auteur. The Big Payback raconte aussi une autre histoire, celle de l'émergence d'une Amérique post-raciale, moins crispée sur les questions de couleur de peau, et dont le rap fut le coeur. Avec ses patrons de labels, ses journalistes, ses promoteurs, ses animateurs radio, c'est un monde plus multiracial que ne le laissent penser les clips de rap que l'auteur, lui-même un Blanc, nous dévoile. En décrivant l'esprit d'entreprise et la réussite sociale de quelques rappeurs, il démontre que le plafond de verre qui séparait les industriels blancs des artistes noirs a fini par se briser.
Avec The Big Payback, comme il l'écrit en introduction, Dan Charnas a voulu nous conter une success story, une belle histoire à l'américaine. Son livre est aussi une déclaration d'amour au hip-hop, l'expression d'une revanche quand l'auteur nous affirme, qu'en dépit des nombreux procès qui lui ont été faits, ce rap jugé si scandaleux, si infréquentable, a contribué en fait à rendre l'Amérique meilleure.
Who desegregated radio stations and video channels across the country? Hip-hop blasted through that wall. Who climbed into the upper echelons of Hollywood? The rappers did. Who truly made good of the Black Nationalist dream of economic independence? The hip-hop entrepreneurs of the late 1990's led a 45 percent growth in Black-owned businesses. Who fulfilled the civil rights-era vision of the "table of brotherhood"? The hip-hop generation, which intermarries four times as much as their parents did. In so doing, hip-hop set all of America free (p. xiv).
Qui a mis fin à la ségrégation des programmes radio et télé à travers le pays ? Le hip-hop a fait exploser ce mur. Qui a gravi les échelons les plus hauts d'Hollywood ? Les rappeurs l'ont fait. Qui a obtenu pour de bon cette indépendance économique dont rêvaient les Nationalistes Noirs ? Les entrepreneurs du hip-hop de la fin des années 90 ont fait croître de 45% le nombre d'entreprises détenues par des Noirs. Qui a concrétisé la vision d'une "table de la fraternité" datant de l'époque de la lutte pour les droits civiques ? La génération hip-hop, avec des mariages mixtes quatre fois plus nombreux qu'à l'époque de ses parents. En faisant cela, le hip-hop a libéré toute l'Amérique.
Cette vision est exagérée. L'ouverture progressive de la société américaine a autant facilité l'émergence du rap que l'inverse. Les deux tendances, cependant, sont bel et bien liées. Et cela, The Big Payback le rappelle avec éclat. Et si le livre n'est pas parfait (il est trop centré sur la scène new-yorkaise, il est parfois trop factuel, et il est fatigant de lire tous ces chiffres et tous ces détails sur des arrangements contractuels à longueur de pages), il n'en est pas moins l'une des meilleures histoires du rap jamais contées. Et l'une des plus justes, en tout cas.
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