Il y a bien une raison si, un jour, certains ont considéré que la forme et le fond étaient deux choses bien différentes. Cette distinction s'impose quand, parfois, le décalage entre les deux est trop flagrant, quand il se montre abyssal. C'est le cas avec Gangsta Gumbo, une heureuse initiative (pensez-donc, une anthologie de 500 pages rien que sur le rap du Sud des Etats-Unis, et en français s'il vous plait), mais dont, malheureusement, le ramage n'égale franchement pas le plumage.

CHARLIE BRAXTON & JEAN-PIERRE LABARTHE - Gangsta Gumbo

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Question contenu, c'est bien simple : ça tue.

Coécrit par un journaliste américain inséré de longue date dans ces scènes et un fan français au goût sûr, le sujet est maîtrisé. Tout le Dirty South est passé en revue, de la fin des années 80 à 2011. Tous les genres nés dans le Sud sont abordés, Miami bass, style screwed & chopped, bounce, crunk, trap music, etc… Et les principales scènes sont décrites en détail, celles des grandes villes rap de la région, Houston, Memphis, Atlanta, Miami, La Nouvelle-Orléans, tout comme, moins évident, celle de Jackson, Mississipi, ou bien celle d'Huntsville, Alabama.

Les auteurs parlent aussi du terreau social du rap, de ce Sud plus marqué qu'ailleurs par la ségrégation, le racisme et la pauvreté ; plus religieux, aussi, et plus fondamentalement afro-américain. Ils rappellent son rôle de matrice des musiques noires. Ils parlent aussi d'économie, de la dialectique entre underground et mainstream, de la réussite des labels No Limit et Cash Money, même si la grille de lecture est parfois un brin cliché et franchouillarde, façon "artistes indépendants voix du ghetto contre méchante classe dominante capitaliste récupératrice", et néglige les nuances d'un rap tout à son aise, en fait, avec l'idéologie libérale.

Le plus admirable, c'est que ce livre creuse plus profond que d'autres anthologies du Dirty South, comme le pourtant très bon Third Coast de Roni Sarig, ou le bref Dirty South de Ben Westhoff. Davantage de rappeurs y sont mentionnés, les références grand public comme les plus underground y ont une place, avec un systématisme et une exhaustivité qui confinent au name dropping. Qui plus est, cette liste est à jour, davantage que pour n'importe quel autre livre. Quelques figures apparues récemment, comme SpaceGhostPurrp, Gunplay, Don Trip ou G-Side, sont citées, tout comme des gens basés ailleurs qu'au Sud mais influencés par lui, comme Odd Future et Lil B, et qui marquent l'émergence d'un rap post-régional, où la géographie ne suffit plus à expliquer les différences de style.

Le fond tue, donc. Mais la forme, malheureusement, laisse à désirer. C'est même pire que ça. Nos deux auteurs ont publié un ouvrage qui confine à l'illisible.

Il y a les fautes d'orthographe, tout d'abord. L'orthographe, ce n'est pas très grave, me direz-vous, ça n'affecte pas toujours la compréhension d'un texte. Seulement, ici, les fautes sont constantes, innombrables, et elles font mal aux yeux. Fautes d'accord et de syntaxe, coquilles, participes passés mal déclinés et noms d'albums écorchés (SouthernplayasticadAllacmusiL, AquImini, par exemple), tout est écrit n'importe comment. C'est un travail de cancre, du genre à conforter dans leurs préjugés ceux qui pensent que le rap est une musique d'illettrés.

D'autant plus que l'écriture, elle, n'est pas brillante non plus, pour rester poli. Le livre oscille sans cesse d'un style parlé à des figures littéraires journalistiques mal maîtrisées. Il n'est fait que de lourdeurs que l'on attribue sans mal, pour partie, à un anglais mal traduit. Quelques formules font mouche. Par exemple, à propos d'un Mystikal traumatisé par le décès de sa frangine : "… sa tête demeure froide comme la dalle de marbre qui recouvre le sépulcre de sa sœur" (p. 387). Ouais, ça c'est classe ! Mais la plupart du temps, au contraire, c'est maladroit, ou trop long, avec des tas de mots qui ne collent pas ensemble. Tiens, morceau choisi :

Quel rappeur ne s'est pas épanché sur le revers de la médaille de son succès, via une forte migraine éprouvée les lendemains de fêtes intempestives (p. 369).

Rayez les mots en trop, s'il vous plaît, avant que je ne m'épanche sur le revers de la médaille de mon succès, moi aussi (la migraine, elle, je l'ai déjà). Ou encore :

Son art prône une vraie incandescence existentielle dixit une perspective de la vie menée le pied au plancher avec comme leitmotiv cette nécessité de brûler la vie comme on flambe la maille (p. 346).

Ou bien :

D'une certain manière, ces ghettos ont fini par se définir dans une allocution où les possibilités de s'amuser, d'empocher du fric voire de trépasser soient entièrement dépendantes de leurs propres règles. Où le fait d'exprimer ce compromis culturel unique puisse se faire en définitive sans jouer le jeu des Blancs (p. 191) !

What the fuck ??!!?!? C'est Franck Ribéry qui tenait le crayon ?

Si le lecteur maîtrise le sujet, s'il est motivé, il peut arriver à survivre, et à comprendre, grosso modo, où les auteurs veulent en venir avec ces formules maladroites. Il s'habitue à ces "quant à" et autres tics d'écriture employés à tout bout de champ. Cependant, les difficultés ne s'arrêtent pas là. Car Gansgta Gumbo est, aussi, très mal construit. S'il brosse tous les thèmes qui s'imposent, il le fait anarchiquement, sans liaison, sans transition, sans démonstration. Sans cesse, les auteurs passent du coq à l'âne, partout, et c'est proprement épuisant à suivre.

Le début passe encore, quand le livre présente chaque scène, qu'il illustre ensuite par des interviews. Puis vient une seconde partie, entièrement consacrée à La Nouvelle Orléans, auquel les auteurs, et ils en ont bien le droit, semblent accorder une place centrale. Le hic, toutefois, c'est que celle-ci est bâtie n'importe comment. Ses subdivisions portent les mêmes titres ("Underground 1, 2, 3…", "Master P 1, 2"), ils parlent d'un rappeur ou d'un label, puis d'un autre, avant de revenir vers le premier. Enfin, le livre se termine par des chapitres fourre-tout dont le but, manifestement, était de compiler des tonnes d'infos sur les récents développements du Dirty South, sans se donner la peine de revenir sur le reste.

Question forme, donc, tout est à revoir. Seules les images (photos d'artistes, pochettes de disque et autres), nombreuses et illustrant à merveille le propos, sauvent la mise. Et encore. Elle sont disposées rapidement, pas toujours pile poil au bon paragraphe. Et l'on se demande un peu, détail anodin, s'il y a une raison précise pour avoir utilisé par deux fois la pochette du Ghetto D de Master P.

Ce côté bâclé, amateur et jeanfoutre est fâcheux. Il est infiniment regrettable que ce livre documenté et passionné qui avait tout pour être le meilleur jamais écrit sur le Dirty South, ouvrages anglophones compris, se coltine ce style façon blog de troisième zone qui ne devrait jamais être autorisé de passer des écrans à l'imprimerie. Pour ceux, les acharnés, qui arriveront à passer outre, cela ne sera pas bien grave. Il y a, après tout, de la matière, et de nombreuses pistes d'écoute. Pour tous les autres, cependant, dominera le sentiment d'un immense gâchis.