Le Wu-Tang Clan est le plus grand groupe jamais enfanté par le rap, point barre. Le RZA et ses huit comparses ont tout changé, ils ont tout redéfini. D'abord, au milieu des années 90, ils sont de ceux qui replacent New-York sur la grande carte du hip-hop, alors que la Californie menait le bal depuis la déflagration N.W.A., et qu'elle avait encore renforcé sa domination l'année d'avant avec le fondamental The Chronic. Tout à l'inverse de Dr. Dre et de son g-funk, le RZA et les siens réinvestissent alors un hip-hop dur, sobre et sombre. Il n'y a aucun son funk moelleux et cajoleur sur leur album. Nos neuf hommes, cependant, retiennent du gangsta rap un trait capital : son aspect dangereux, violent, menaçant, qui sera pour beaucoup dans leur impact.
Le Wu-Tang est aussi l'un de ces groupes, précieux dans l'histoire de la musique, qui ont su imposer à un large public un son bizarre et difficile, un son qui, en vérité, n'aurait jamais dû le séduire. De prime abord, Enter the Wu-Tang (36 Chambers) n'a absolument rien pour caresser l'auditeur dans le sens du poil. Le ton est excessivement agressif, l'ambiance est sombre et atmosphérique. Il sonne lo-fi, amateur, squelettique. Les beats, tous construits par Robert Diggs, alias le RZA, sont branlants et abscons. Les samples, d'origine soul, sont malmenés et malsains. Les titres n'ont rien de chansons, les refrains y sont rares. Et pourtant, tout cela est accrocheur. "Shame on a Nigga", "Wu-Tang Clan Ain't Nuthing to F* Wit" et "Protect ya Neck" sont de violents uppercuts en pleine figure. "Da Mystery of Chessboxin'" tire profit de ces touches de piano délicates qui seront la signature du RZA. Et les titres les plus posés, "Cant It Be All So Simple", "Tearz" et le fabuleux "C.R.EA.M.", sont tous délicieusement vénéneux.
L'abondance de ses membres aurait pu être le talon d'Achille du Wu-Tang. Mais elle est sa force. Le collectif de Staten Island a su exploiter au mieux ces neuf très fortes individualités, la plupart des rappeurs d'exception, aux phrasés et aux timbres clairement reconnaissables. Ils ont su aussi construire, s'inspirant de films de leur enfance, toute une imagerie autour du kung-fu. Ils ont pris adroitement une allure de société secrète et fait des neuf protagonistes les équivalents rap de personnages de comics. Les beats singuliers de RZA se doublent en effet de tout un univers où se mêlent vie du ghetto, arts martiaux et éloge de la marijuana, un univers que de futurs fans ne se lasseront jamais d'explorer, et le Clan d'entretenir et de renouveler.
Enter the Wu-Tang, c'est une rupture formelle fondamentale, qui redéfinit de fond en comble le rap hardcore new-yorkais, mais pas seulement. Tout le son de la Côte Est devra se positionner ensuite par rapport à cet album, et il contient aussi en germe les principaux éléments, atmosphère sordide, expérimentations, concepts bidon, sur lesquels se bâtira le hip-hop indépendant de science-fiction de la fin des années 90. Au-delà même du rap, on retrouvera l'année d'après quelques traces de ce hip-hop ténébreux, de cette soul gothique, sur le bien moins street premier album de Portishead. "C.R.E.A.M." en est presque un avant-goût.
Avec ses allures de démo vite assemblée, Enter the Wu-Tang respire la spontanéité. Sa réussite, cependant, ne doit rien au hasard. Dès l'origine, le Clan est un projet mûrement réfléchi. Ejecté de sa première maison de disque avant d'avoir pu prétendre au succès, RZA a pris le temps de méditer sur son échec et de construire un redoutable plan de conquête. En position de force après le succès de ce disque, il négociera la possibilité pour son groupe de signer sur différents labels et de disposer d'une liberté artistique, ce qui permettra plus tard aux membres du groupe de sortir d'autres chefs d'œuvre. Tout cela fera du Wu le groupe le plus important des années 90, au-delà même du rap. Toutefois, quand bien même ils n'auraient livré que Enter the Wu-Tang, leur place dans le panthéon du rap était garantie : là-bas, au sommet, tout en haut.
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