La confrontation entre les côtes Est et Ouest américaines a été la grande affaire du rap dans les années 90, cette rivalité a été son moteur. Le gagnant, cependant, n'a été aucun des deux protagonistes. Au tournant de l'an 2000, une autre scène tirait finalement son épingle du jeu. Ou plutôt, une multitude de scènes, éparpillées au Sud, dans les anciens Etats esclavagistes, sur ce que l'écrivain et journaliste Roni Sarig a appelé, dans un ouvrage de référence, la Troisième Côte.
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Autour de l'an 2000, comme l'auteur le souligne, le Dirty South réalisait l'exploit que même le g-funk californien triomphant du début des années 90 n'avait pas accompli : vendre davantage de disques de rap que New-York et ses voisins. Les chiffres sont encore plus impressionnants si l'on ne prend pas seulement en ligne de compte les unités écoulées, mais aussi le nombre de sorties ; ou encore, si l'on annexe à ce grand Sud, comme le fait Roni Sarig, la scène de Virginia Beach représentée par les révolutionnaires Timbaland, Missy Elliott, Clipse et Neptunes.
Pour rendre hommage à ce hip-hop qui a gagné, l'auteur retrace donc son histoire, scène après scène, ville après ville, dans l'ordre chronologique. Il commence avec la bass music et le rap pornographe et dansant du 2 Live Crew et de Luther Campbell, à Miami, avant de passer au gangsta rap paroxystique des Geto Boys, à Houston, puis à leurs cousins de Memphis, Eightball & MJG. Il nous parle d'artistes qui, autrefois, avaient dû quitter leur Texas natal pour réussir leur carrière, comme The D.O.C. ou… Vanilla Ice. Il rappelle qu'Arrested Development, des faux Sudistes, avaient été les premiers à conceptualiser le concept de rap du Sud, avant que son essor ne soit consacré pour de bon par le succès critique d'OutKast, de Goodie Mob et de la Dungeon Family, à partir du milieu des années 90.
Ensuite, tout s'est accéléré. Il semble même que tous les artistes qui comptent dans le rap des années 2000 ne viennent plus que des anciens Etats Confédérés. Master P, Jermaine Dupri, Ludacris, Mystikal, David Banner, Juvenile, Lil' Wayne, T.I., Bubba Sparxxx, Chamillionaire, Paul Wall, Trick Daddy... Les exemples sont innombrables. Qui plus est, des groupes déjà anciens mais très influents, dont l'assise était jusqu'ici avant tout régionale, profitent aussi de cet engouement et connaissent tardivement le succès, comme U.G.K. et Three 6 Mafia.
Roni Sarig rappelle cependant que le rap du Sud est loin d'être un genre en soi, qu'il est marqué par une grande diversité de styles. Du crunk de Lil Jon au style chopped & screwed de DJ Screw, nous n'avons pas affaire à la même musique. De plus, le Sud est lui-même parcouru par une ligne de fracture Est / Ouest. A Miami et Atlanta, on ne prend pas les mêmes drogues qu'à Houston et Memphis, et cela se traduit dans la musique. Là où règnent la cocaïne et les strip clubs, c'est un rap frénétique et dansant qui est de mise. Là où, dans des ghettos tristes, on s'imbibe de weed et de codéine, le rythme est lent, les ambiances sont lourdes.
Third Coast est très riche et complet. C'est sa force, mais c'est aussi sa limite. Au début, quand l'auteur ne se concentre que sur Luther Campbell et les Geto Boys, il est facile à suivre. Mais plus l'ouvrage se rapproche de l'instant présent, plus les artistes importants se multiplient. Et comme l'auteur veut rendre compte de tout, il nous noie parfois sous un flot de noms, de disques et d'anecdotes difficile à suivre. Au-delà de ces détails factuels, cependant, dans ses introductions, il sait prendre de la distance, il parvient à mettre toutes ces scènes en perspective.
Surtout, il répond à la question principale : pourquoi ? Pourquoi le rap du Sud s'est-il finalement imposé ? Pourquoi, pour une fois, une musique afro-américaine a-t-elle migré du Nord au Sud, plutôt que le contraire ? Roni Sarig propose plusieurs explications. Il lie par exemple cette évolution aux migrations humaines, en signalant que la population afro-américaine, après avoir longtemps fui le Sud pauvre et ségrégationniste, est retournée dans ces Etats ensoleillés quand ceux-ci se sont enrichis. D'ailleurs, nombre de rappeurs du Nord, Jay-Z, Diddy ou Will Smith, se sont eux-mêmes établis sous les cieux plus cléments de Miami.
Le réponse qu'on retiendra, cependant, n'est pas celle là. Roni Sarig convainct surtout quand il nous dit qu'au Sud, le rap a retrouvé sa patrie d'origine, celle des chants d'esclave, du call & response des églises protestantes, des DJs des radios noires. Le hip-hop est né à New-York, bien sûr, mais ses ancêtres et son substrat, d'après Sarig, résidaient dans le Sud. Il était donc naturel qu'il s'y épanouisse.
Pour développer son argumentation, Roni Sarig distingue le hip-hop du rap. Le premier, cette culture urbaine apparue dans les années 70, accompagnée d'éléments extra-musicaux comme la breakdance et le graf, est bel et bien un pur produit du Bronx. Mais le rap, cette manière caractéristique et saccadée de déclamer des paroles, a selon lui ses racines dans le Sud. Il serait donc retourné chez lui. Et là-bas, à distance, il se serait dépouillé de tout le folklore new-yorkais, des quatre éléments, du boom bap, de tout ça. Il se serait affranchi d'une orthodoxie pesante, pour ne plus penser qu'à une chose : la musique. Pas la culture, pas les valeurs, pas l'héritage, et toutes ces bêtises. Juste la musique.
L'efficacité du rap du Dirty South auprès des foules, son absence relative de conformisme, sa démagogie, ces caractéristiques qui, un temps, aux yeux de l'intelligentsia critique du Nord, pouvaient en faire un genre honteux, sont précisément ce qui a permis son expansion. Le rap sudiste est moins coincé que celui de New-York, moins figé, moins enfermé dans sa tradition. Il est iconoclaste, et ouvert aux métissages avec la soul, le rock, les musiques électroniques, ou quoi que ce soit d'autre. Il a permis à tout un genre d'avancer, un genre qui sans lui, circonscrit à son lieu de naissance, serait sans doute mort de son classicisme.
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