Illmatic sort grand gagnant de l'histoire du rap. Au bout du compte, après tant d'années, le premier album du prodige de Queensbridge est encore et toujours cité comme le pinacle du genre, comme l'album le plus accompli jamais sorti en matière de hip-hop. Et pourtant, comme on aimerait le contester, ce statut. Il semble tellement acquis, gravé si profondément dans le marbre, pris pour argent comptant par tant de gens impressionnables et conformistes, qu'il faudrait rappeler que le rap ne s'arrête pas à Illmatic, qu'il n'est pas interdit de dépasser ce disque, ni de suivre d'autre chemins.
Pour bousculer cette vérité révélée, pour surmonter tout ce qu'il y a de gênant, de démoralisant et de paralystant dans cette révérence quasi unanime pour Illmatic, il convient de retracer la genèse de cet album, de rappeler pourquoi ce disque a marqué aussi vite et aussi durablement les esprits.
D'abord, cet album et son auteur ont eu de la chance. Très tôt, de bonnes fées se sont penchées sur le berceau de Nasir Jones. Son succès a été programmé à partir du moment où il s'est distingué sur "Live at the Barbeque", un titre du Breaking Atoms de Main Source, cet autre classique du rap. Ce premier acte a signé l'entrée de Nas dans l'aristocratie rap new-yorkaise. Il trouvera ensuite un parrain de choix en la personne de l'influent MC Serch, ex 3rd Bass. Et finalement, fort de ces appuis, il pourra convoquer la crème des producteurs du cru pour son premier long format : Large Professor, Pete Rock, Q-Tip et DJ Premier, rien de moins.
Le timing, aussi, a été idéal. Illmatic est sorti au cœur de 1994, soit l'année charnière de l'histoire du rap, sa plus riche, son paroxysme en matière artistique et esthétique, le cœur de son âge classique. Il est apparu aussi après cette année 1993 qui, après les coups de boutoir de Black Moon, du Wu-Tang Clan et de quelques autres, ont permis à New-York de retrouver sa place au cœur de la géographie hip-hop, après l'éclipse californienne. Illmatic est alors le bon disque, qui sort au bon moment. Il récolte les fruits d'arbres plantés par d'autres, même si à l'arrivée des courses, son succès commercial sera plutôt modéré, au grand dam de son géniteur.
Cependant, si le renom du premier Nas demeure si grand, tant d'années après sa sortie, c'est aussi en raison de ses qualités propres. Il y a tant à dire sur le sujet, à commencer par la qualité incontestable des raps comme des productions…
Le plus simple, sans doute, est de reprendre la thèse avancée par Matthew Gasteier dans un livre consacré à ce disque. A savoir que Illmatic concilie à merveille les contraires. En effet, c'est là l'œuvre d'un homme jeune et neuf, mais pétri de sagesse des rues (la pochette, inspirée de celle de A Child Is Born du Howard Hanger Trio, et montrant un Nas enfant, mais sérieux comme un adulte, renforce encore cette idée).
Il est obsédé par la mort, par le spectre d'une vie courte, mais guidé par une volonté de survie. Il fait état de la dureté du ghetto, mais il nous invite à goûter l'instant présent, avec des aphorismes aussi fameux et mémorables que celui prononcé par son seul invité, AZ, sur le titre "Life's a Bitch" :
Life's a bitch and then you die
that's why we get high
Cause you never know when you're gonna go
La vie est une pute, et un jour tu meurs
c'est pour ça qu'on se défonce
car on ne sait pas quand viendra la fin
La cote durable de Illmatic s'explique aussi par une autre raison. On le présente souvent comme l'aboutissement du rap de rue new-yorkais des années 90. Pourtant, il se distingue des autres grandes œuvres du genre par sa durée, très courte. En pleine ère du CD, il s'agit d'un disque de quanrante minutes à peine, ne comptant que dix plages, neuf effectives si l'on exclue cette introduction dont les bruits de train nous transportent directement à Queensbridge.
Chacune est d'une perfection totale ; presque clinique, même. Et elles s'assemblent à merveille, malgré la diversité des styles de production : beat soulful de Pete Rock sur "The World Is Yours", motifs répétitifs de Primo sur de brillants "N.Y. State of Mind" et "Represent", ou curiosités signées Large Professor, avec un "Halftime" tout en basse et en percussions, et les voix évaporées de "It Ain't Hard to Tell".
Voici où réside la force de ce premier album que Nas, voilà comment se justifie sa supériorité sur ses pairs, comment se légitime ce statut oppressant de grande statue du commandeur : par sa concision, par son éloquence et par sa finition.
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