Avec le recul, au vu de la carrière intelligente qu'a su mener Jay-Z depuis, on devine un soupçon de calcul dans le premier album du futur empereur du rap. Déjà presque trentenaire, l'homme a alors roulé sa bosse. Il a fréquenté le milieu rap assez longtemps, à l'ombre de Jaz-O, pour en connaître les ressorts. Et pour lancer sa conquête, pour bâtir le socle de sa statue, il offre ce qu'il faut aux puristes : l'un des ultimes chefs d'œuvre de la renaissance rap new-yorkaise.
Reasonable Doubt s'inscrit donc dans la lignée des grands disques sortis en rafale par les rappeurs de la Grosse Pomme, au milieu des années 90. Bien avant qu'il ne s'en prenne à eux sur "Takeover", Jay-Z s'exprime sur des samples de Nas et de Prodigy. Il invoque A Tribe Called Quest sur "22 Two's" et EPMD sur "Ain't No Nigga". Il convie le très respecté DJ Premier et il se positionne comme l'égal de Biggie, en l'invitant à prendre part à la battle amicale de "Brooklyn's Finest". En cette compagnie prestigieuse, perpétuant le rap de rue et de gangsters alors en vigueur, en s'emparant aussi du thème mafioso popularisé par Raekwon, il assoit sa crédibilité.
Mais déjà, sur cet album qui aurait dû s'appeler Heir to the Throne (l'héritier du trône), Jay-Z annonce le futur avec son rap arrogant et triomphateur, avec sa posture de nouveau riche avide de champagne Cristal et son costume de parrain magnifique (visez donc la pochette). Le jazz rap évocateur, déployé sur "Feelin' It", s'accompagne d'ailleurs d'escapades vers un R&B commercialement plus porteur, comme avec ce duo avec la rappeuse Foxy Brown, "Ain't No Nigga", et avec les chants évanescents de " Can't Knock the Hustle " et "Politics as Usual".
Jay-Z a toujours été un carriériste et un opportuniste. Cependant, fort de son flow calme et assuré, il a aussi été un brillant rappeur. Et dans les textes de ce garçon qui connu le deal de drogue, il y a parfois du vécu, de l'épaisseur. C'est manifeste quand il traite de son passé criminel, un passé dont il se targue ("Can't Knock the Hustle", "Cashmere Thoughts", "Dead President II"), sans en cacher les versants les plus sombres ("D'Evils", "Regrets"). Ajoutés à cela des beats d'un minimalisme d'époque, admirables sur "Dead President II", parfaits sur des "D'Evils" et "Bring It On" si typiquement Primo, et cette première pierre de l'empire Jay-Z n'est pas loin d'atteindre son but : se placer dans la même catégorie que Illmatic et Ready to Die.
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