Ce qui est le plus intéressant avec la collection 33 1/3, ce n'est pas toujours le contenu. C'est aussi, c'est peut-être même surtout, la forme. C'est de découvrir, à chaque fois, comment l'auteur s'en tire pour parler sur plus de cent pages d'un seul et même album, sans cesser pour autant d'être captivant. Les façons de se tirer de l'exercice, en effet, sont multiples. Certains, vont s'engager dans un fastidieux commentaire composé, et disséquer chaque son et chaque parole de chaque plage. D'autres, au contraire, vont élargir le sujet. Ils vont parler de la carrière des artistes concernés, de la scène dont ils sont issus, des conditions d'enregistrement du disque, ou bien de son impact public, critique et artistique.
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Le journaliste Christopher Weingarten a choisi quant à lui une démarche toute autre pour traiter de ce qui, de l'avis général, est le meilleur album de Public Enemy, l'incendiaire It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back : c'est par les samples qu'il nous raconte son histoire. Et sur le sujet, naturellement, il y a énormément à dire. Car l'une des grandes caractéristiques de ce classique enregistré en 1988, c'est d'avoir poussé à son paroxysme l'usage du sampler, d'avoir multiplié les sources et les citations, de les avoir empilées et concassées, sous les mains expertes du Bomb Squad, l'équipe de production de Public Enemy.
En traitant des titres de l'album dans l'ordre chronologique de leur enregistrement, l'auteur nous parle donc de leurs samples, il en retrace la genèse. Ce livre s'engage dans de longues digressions, où il n'est plus seulement question de Chuck D, de Flavor Flav et des autres, mais de James Brown, de George Clinton, de Rufus Thomas, des orateurs Malcolm X et Jesse Jackson, et, plus près d'eux, de Kurtis Blow, de Run-DMC et des Beastie Boys. De loin, ça pourrait ressembler à du remplissage, à de la facilité. Mais non, au contraire, c'est finalement assez bien vu.
Par cette démarche, Christopher Weingarten nous présente en détail l'univers culturel de Public Enemy, il nous dévoile leurs racines et leurs influences. Car si le groupe a été l'un des plus révolutionnaires de l'histoire du rap, il a été aussi l'un des plus fermement ancrés dans les traditions de la communauté black. La personnalité de Chuck D. n'y était pas pour rien. A 28 ans, un âge canonique à l'échelle du rap, notre homme était déjà un vétéran. Contrairement à la génération hip-hop, neuve, fraiche et vierge, qui explosait alors, il avait grandi en plein cœur du Mouvement pour les Droits Civiques, il avait véritablement connu et vécu le funk de James Brown, autrement que comme une lointaine source de samples.
Plus qu'une critique du deuxième Public Enemy, au-delà même d'un exposé sur le groupe, ce livre est aussi une réflexion sur les techniques et les significations du sampling. L'auteur nous parle ainsi des multiples impressions et interprétations stimulées par le sample. Selon l'âge de l'auditeur, selon qu'il ait connu ou non le titre original, selon sa date de naissance, l'emprunt sera vécu différemment, comme quelque chose de neuf, de vintage, ou encore nostalgique, à la façon d'une Madeleine de Proust. Weingarten nous explique aussi comment, par moments, le morceau original parvient à survivre dans le titre qui l'a recyclé, à le hanter :
Sampling (…) is a uniquely post-modern twist, turning folk heritage into a living being, something that transfers more than just DNA (…). Some samples leave all the emotional weight and cultural signifiers of an existing piece of music intact – a colloidal particle that floats inside a piece of music yet maintains its inherent properties. (p. 38)
Ailleurs, au contraire, Weingarten nous parle de la dénaturation et du détournement de sens dont le hip-hop, via le sample, est devenu friand. Il nous montre par exemple comment Public Enemy et le Bomb Squad, en extirpant un discours du révérend Jackson de son contexte, ont su lui donner une signification contraire à celle d'origine, transformant un message pacifiste appelant à l'amitié entre les races en un violent manifeste pro-black. Le sample, employé avec un peu de vice, est idéal pour mettre la forme au service d'un autre contenu.
Ainsi en va-t-il avec la collection 33 1/3. Chacun de ses volumes compte trop de pages. Et fatalement, on finit toujours par parler d'autre chose que du disque en lui-même, de passer par exemple d'une critique long format du grand classique It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back, à un exposé sur l'art du sampling. Mais c'est tant mieux. Car il n'est finalement nul témoignage plus éloquent de la richesse d'un album, de sa portée, que sa capacité à générer de telles digressions.
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