Un concept-album. Peut-être même le plus extrême et accompli jamais livré par le rap. Mais pas seulement. Un disque plein de rap poetry aussi. Mais une rap poetry qui remplit ses promesses, où il n’est même plus gênant que la musique soit qualifiée d’utilitaire, d’accessoire, de secondaire. Du hip-hop fait littérature, ce fantasme, cette promesse jamais honorée. Oui, mais pour de bon, pour de vrai.
Project Blowed :: 1998 :: acheter ce disque
"A", "Book", "Human", "Language" : chaque mot compte dans le titre du second Aceyalone, album-concept sans doute le plus extrême jamais livré par le rap.
"A", et non pas "the". Car il ne cherche pas à prophétiser, à livrer la parole absolue, l’œuvre définitive, mais seulement une version parmi d'autres, la sienne.
"Book". Parce que ce disque se veut structuré comme un livre, par une suite de chapitres encadrés d’une préface et d’une postface ("Forward","Afterward"), accompagnés d’une table des matières ("Contents"), liés par d’adroites transitions, avec des titres commençant tous par "the", dédiés chacun à un thème particulier.
"Human". Parce que c’est bien sur l’Homme avec un grand "H" que philosophe le membre le plus éminent de Freestyle Fellowship, quand il traite des grands sujets que sont la vie ("The March"), la mort ("The Thief In the Night "), les maux de l’existence ("The Hurt"), le temps ("The Grandfather Clock"), les apparences ("The Faces"), la nécessaire alliance des contraires ("The Balance"), quand il donne dans le rap conscient, mais autrement qu’en pontifiant et en sermonnant béatement.
"Language". Parce que tout cela est déclamé par l’un des MCs les plus fins et les plus habiles que le rap ait compté, que son flow élastique et son ton posé se mettent au service d’une rap poetry qui n'est ni maladroite, ni ampoulée, qui se montre riche en vocabulaire, en images, en abstractions, en prouesses verbales, en jeux de mots aux teintes surréalistes ("white like snow or black like coal, yellow like the moon and read like a book"), avec même un clin d’œil à Lewis Caroll ("The Jabberwocky") et où, malgré ses ambitions littéraires, la tradition rap n’est jamais loin, comme dans cet égo trip rénové et saisissant qu’est "The Guidelines".
Alors oui, tout de même, il y a un détail qui fâche, et qui fait de A Book of Human Language un album moins prisé que l’autre classique d’Acey, All Balls don’t Bounce. Et ce détail est d’importance puisqu’il s’agit de la musique, de l'accompagnement, des beats. Pour coller au concept et faire en sorte que ce disque soit vraiment un livre, pas une collection de feuillets et de textes divers, la production a été confiée à un homme, Mumbles, à qui l’on a reproché d’avoir été fade, de s’être trop effacé devant son MC avec son jazz sombre et atmosphérique.
Mais pouvait-il en être autrement ? Pouvait-on vraiment disputer la vedette au rappeur ? L’objectif du beatmaker n’était-il pas d’offrir des ambiances à Aceyalone, comme il le fait avec le sombre "The Walls & Windows" ? Ne souhaitait-il pas souligner le propos, comme avec l’accompagnement métronomique de "The Grandfather Clock", plutôt que de l’étouffer et de le reléguer au second plan ?
Qualifier le travail de Mumbles d’accessoire, en fait, n’était absolument pas légitime. Par moment, les beats de A Book of Human Language faisaient preuve d’une audace inédite, à l’unisson des velléités expérimentales, hétérodoxes, iconoclastes qui, à l'époque, commençaient à agiter cette scène rap indé dont Acey devenait l’un des parrains. Que dire des hallucinés "The Hold", "The March" et "The Faces", par exemple ? Et n’allez pas prétendre que ce "The Guidelines" limite salsa n'atteignait pas des sommets de délicatesse, avec ses variations bien senties.
Aussi, tout volubile qu’il soit, Aceyalone savait ménager quelques espaces à cette musique, il savait offrir à Mumbles quelques passages instrumentaux, de la même façon qu’il pouvait se passer parfaitement de lui à l’occasion d'un a cappella. Loin de noyer les beats sous une logorrhée, le rappeur laissait son disque respirer.
Tout cela n’était pas négligeable, c’était même capital. Car la poésie toute seule, sans la musique, sans ce phrasé qui, lui-même, n’est rien d’autre que musique, soyons honnête, c’est souvent ennuyeux. Soit le contraire absolu de cet album.
C'est marrant, moi j'ai découvert cet album par hasard en achetant une version white label/bootleg des instrus de Mumbles et à ce jour je le considère toujours cette version instru comme un chef d'oeuvre, dans le style de la BO de Ghostdog par RZA, juste des boucles, un style hyper dépouillé mais super efficace, pas chiant une seconde. Limite après avoir écouté la version avec Acey j'étais déçu (bon après coup j'avoue qu'elle valait son pesant de cacahouètes en fait).
Bref, tout ça pour dire que le procès fait à Mumbles j'en savais rien et ça me sidère. A coté All Balls ça fait plutôt collection de (bons) singles.
Sinon pour la petite histoire Mumbles est le demi-frère de Marvski et s'est mis à la production après que celui-ci qui vivait sur LA (et Mumbles à SF) lui envoie une liste de raretés à digger sur la bay, et qu'en les achetant le jeune Mumbles à finalement décider de tout garder pour lui !
J'ai eu une expérience similaire. Au début, j'ai plus accroché à cet album qu'à All Balls don't Bounce, précisément à cause des beats. All Balls..., ça sonnait plus comme un album pour les "vrais" fans de rap selon moi (i.e. pas pour moi). Ca m'a fait un peu pareil avec les deux albums de Freestyle Fellowship, j'ai longtemps préféré le premier au deuxième.
Après, j'ai appris à aimer All Balls... et je me suis rendu compte qu'il n'y avait que trois beats finalement que j'adorais vraiment sur A Book, les trois que je qualifie d'hallucinés ci-dessus. Mais je garde cependant une affection particulière pour ce disque.