D'accord, ces disques sont le produit de plusieurs années de cogitation, d'un travail acharné, ourdi de longue date. N'empêche, quand on y repense, c'est quand même dingue, ce rythme frénétique avec lequel le Wu-Tang sort classique sur classique, vers 1995. Pas moins de quatre albums en un an mis sur le marché, tous de très bons à géniaux, où sans cesse, le RZA et les siens renouvellent leur formule, où ils inventent à chaque fois un nouveau rap à part entière.
Cet effort de renouvellement n'est nulle part plus visible que sur Only Built 4 Cuban Linx. Il y reste bien des traits caractéristiques du Wu-Tang des premiers temps, notamment cette capacité incroyable qu'a le RZA de changer un sample de soul soyeuse en un gimmick bancal, discordant, malsain, et néanmoins accrocheur. Quelques morceaux semblent sortis tout droit de Enter the Wu-Tang, comme le dur "Criminology", ou l'excellent "Wu-Gambinos" avec sa palanquée de rappeurs capables de retenir l'attention sans l'artifice d'un refrain. Certains titres proviennent même pour de bon du premier album, comme ce "Can It Be All So Simple" qui a déjà révélé l'alchimie entre Raekwon et Ghostface Killah, et se présente ici en version remixée.
Mais ailleurs, les principaux acteurs du disque changent tout. A un "Guillotine" près, les thèmes kung-fu des premiers temps sont mis au placard, au profit d'une imagerie mafioso récupérée dans un autre cinéma de genre, du côté du Parrain et de Il Etait une Fois en Amérique. Pour compléter la transformation, tous les membres du Wu changent d'alias au profit d'autres, Lou Diamond, Tony Starks, Lucky Hands et Rollie Fingers, qui sentent bon le gangstérisme à papa. Ce faisant, et même si avant Raekwon, Kool G Rap avait déjà opéré un parallèle entre rap et mafia, c'est tout un genre qu'ils lancent. Un genre que prolongeront ensuite Jay-Z, Biggie ainsi qu'un Nas par ailleurs présent ici, premier rappeur non affilié invité sur un disque du Clan.
Il faut dire que Raekwon en a à dire sur le sujet, tout autant que Ghostface Killah, qui partage la vedette avec lui. Les deux compères projettent dans leurs paroles tous leurs fantasmes d'anciens criminels à la petite semaine, de voyous du ghetto qui ont rêvé de faire la culbute, de petits dealers des rues froides new-yorkaises qui se sont imaginés un destin à la Al Capone.
En se faisant gangsta, le rap a toujours joué de la mise en scène. Dès qu'il a été question de vie criminelle, les rappeurs ont ajouté le mythe au vécu. En jouant la carte Cosa Nostra, Raekwon ne fait que de pousser la logique à son comble. Mais grâce à ses talents de storyteller, il va au-delà : il transforme son disque en véritable film. Et le RZA, qui en produit l'intégralité, va dans le même sens. La musique à la sicilienne de "Knowledge God", "Rainy Dayz" et "Wu-Gambinos", le tempo moins guerrier que sur les albums passés, le concept, la longueur, et bien sûr, ces éternels extraits de film, tout amplifie l'allure cinématographique de OB4CL, tout contribue à en faire l'un des rares disques de rap à réussir à ce point l'exercice délicat du concept-album.
Ici, la valeur de la somme dépasse celle de ses parties. Mais cela ne signifie pas que, hors-contexte, les titres sont individuellement négligeables. Nombreux, sinon tous, sont excellents. Et à plusieurs reprises, quand Blue Raspberry vient poser ses chants R&B, Raekwon, Ghostface et RZA savent faire quelque chose de sublime de ce genre tout en emphase et en vocalises forcées, comme le prouvent d'incroyables "Rainy Dayz", "Glaciers of Ice", "Heaven & Hell" et, plus encore, cet "Ice Cream" qui compare la saveur des femmes à celle... des crèmes glacées.
Tout cela est génial. Only Built 4 Cuban Linx fait honneur à son mythe, et légitimerait presque l'engouement disproportionné pour son décevant OB4CL II en 2009. C'est un classique du Clan qui, comme tous les classiques du Clan, est un classique du rap. C'est un chef d'œuvre du Wu-Tang qui, comme tous les chefs-d'œuvre du Wu-Tang, est aussi un chef-d'œuvre de la musique.
on ne peut dire mieux, belle chronique.