Dans les années 90, c'est une sorte de rituel. Les grands groupes de cette décennie gourmande en musique à haut volume doivent, à un moment ou à un autre de leur carrière, la mettre en sourdine. Ils doivent délaisser le bruit et l'électricité pour s'adonner aux joies de l'acoustique. Tel est le principe des sessions Unplugged de MTV. En règle générale, malheureusement, le résultat n'est pas fameux… Sans leur habituel décorum rock'n'roll ni le paravent des décibels, la plupart se montrent creux, cachant leur insignifiance derrière une attitude cliché et affectée. Tant et si bien que peu de bons disques sont finalement issus de cet exercice convenu.
Parmi ces oiseaux rares, figure celui sorti par le plus grand groupe de ces années-là. A cette supériorité, plusieurs raisons. D'abord, tout bêtement, le fait que Nirvana dépasse d'une bonne tête la plupart des groupes grand public de l'époque, point, indépendamment de cet exercice acoustique surfait. Ensuite, parce qu'à la lettre de l'unplugged, ils ont préféré l'esprit. Ils n'ont pas complètement renoncé à l'électricité, le son reste amplifié, mais ils ont joué pour de bon la carte intimiste, en parsemant la scène de fleurs et de chandelles, en convoquant une violoncelliste, ou en laissant à Krist Novoselic le soin d'entamer un bref petit air d'accordéon sur "Jesus Doesn't Want Me for a Sunbeam". Enfin, surtout, ils ne se sont pas contentés de rejouer leurs tubes en versions dégradées, et forcément moins marquantes que les originales.
Non, tout au contraire. Contre l'avis de MTV, Kurt Cobain et les siens ont tenu à privilégier des morceaux moins connus de leur répertoire. C'est le cas, par exemple, de "About a Girl", un titre du sale et abrasif Bleach, qui ouvre les débats ("most people don't know it", renchérit le chanteur). Et "Come as You Are" est le seul single que le groupe consent à jouer ce jour. Qui plus est, une moitié du set est constitué de reprises, la plupart de groupes infiniment moins notoires qu'eux. De fait, sans le savoir encore, ils enregistrent alors un véritable album, neuf, original, plutôt qu'un best-of tristounet, comme pour la plupart des autres unplugged.
Car pour une fois, l'exercice fonctionne. Cet unplugged dévoile un vrai bon groupe, dont les chansons demeurent solides, même débarrassées du tintamarre dont elles ont l'habitude, même sans le ramdam rock'n'roll engendré par leur incommensurable succès. Elles sont le fait d'un homme habité, luttant avec sa vie comme avec ses chansons, sortant ses tripes comme jamais le temps d'une reprise déchirante du "Where Did You Sleep Last Night?" de Leadbelly, quelques mois avant de se donner la mort. Et tout ça sans exagération, sans mise en scène, juste parce que c'est vrai, parce que ce type talentueux se sent alors vraiment très, très mal.
Tout ça est su, de même que l'inconfort de Cobain avec son statut de rock star. Le chanteur, notamment, a mauvaise conscience. Il se sent coupable d'avoir vendu ce qui s'appelle alors le "rock alternatif", d'en avoir récolté seul les fruits, d'avoir ouvert la voie à des pilleurs, d'avoir pris la place de ses modèles. Pourquoi lui, alors que d'autres méritent davantage son succès ?
Voilà pourquoi il invite les Meat Puppets sur le plateau de MTV. Il faut rétablir la justice, il faut que ceux qui ont inventé ce son, ces gens qu'il estime plus que lui-même, aient leur part de gâteau. Il faut, en reprenant trois de ses titres, attirer l'attention sur le deuxième album des Puppets, ce classique underground qui a réconcilié country et punk hardcore. Mieux, pour éviter de s'en faire attribuer la paternité, il faut convier Cris et Curt Kirkwood, qui tournent au même moment avec Nirvana, à prendre part à l'interprétation de leurs propres chansons.
Pour s'excuser d'être là, de ce succès qui est une injustice, ou une anomalie, il faut mettre en valeur ces chansons des Puppets, des Vaselines, de Leadbelly, et même un morceau méconnu de Bowie. C'est dans ces passages là que Cobain met le plus de cœur, ce sont ces titres, "Plateau", "Lake of Fire", "The Man Who Sold the World" et cet époustouflant "Where Did You Sleep Last Night?", qui sont les plus impressionnants ici, plus que ceux de Nirvana eux-mêmes.
Cependant, cet MTV Unplugged in New York confirme que Nirvana n'est pas devenu immense par hasard. En l'extirpant de son registre habituel, il consacre la place du groupe au-delà de l'éphémère mouvement grunge, au-delà même du rock alternatif américain. Cobain n'a pas compris pourquoi il est devenu le messie du rock. Pour lui, c'est un malentendu,. Pourtant, avec ce disque sorti après sa mort et qui consacre jusqu'à l'écœurement le mythe Nirvana et la nature christique de son leader, d'autres gens encore, nombreux, deviennent des convertis.
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