C’était en 1994, à l’Olympia, mon premier concert de Nick Cave. Le ténébreux Australien et ses Bad Seeds déclinaient alors l’essentiel de leur dernier disque, un très bon Let Love In. Cependant, dans le public, des gens qu'on devinait être des fans acharnés attendaient autre chose. Ils ne cessaient de réclamer "Tupelo", le morceau phare du deuxième album post-Birthday Party du monsieur, The Firstborn Is Dead. Surprenant, tant le titre (comme l'album), demeure l’un des plus obtus d’une discographie par ailleurs pas toujours facile d'accès.
De fait, The Firstborn Is Dead, c’est peut-être le disque le plus personnel de Nick Cave. Celui, en tout cas, où il va au plus profond de son obsession récurrente pour le vieux Sud américain. Un album placé aussi sous le signe d’Elvis Presley, avec un titre qui évoque le jumeau mort-né du King, et sous celui du blues, avec son exploration de tous les thèmes chers à ce genre musical, mort, péché, souffrance, damnation, désastres. Et le tout est traité avec une violence rêche, avec une musique à rebrousse-poil qui est encore peu éloignée du son de Birthday Party.
Tupelo, Mississippi, est pour rappel le lieu de naissance d’Elvis. Mais avec le titre du même nom, le chanteur traite d'autres choses. Nick Cave y parle de l'inondation après une crue du grand fleuve, déjà décrite dans une chanson de John Lee Hooker. Montrant son érudition, il ajoute au tout des allusions bibliques, sorties de L’Apocalypse. Et le tout est déclamé avec hargne, le long d’une instrumentation répétitive, épique et orageuse de sept minutes d’où, mêlée à des paroles réminiscentes du blues, suinte encore toute la noirceur du punk.
Ardu mais puissant, "Tupelo" est un tour de force. Et le plus fort c’est que cet album, légitimant sa cote auprès des fans hardcore de l’Australien, n’est fait que de cela, de cette dureté, de cette âpreté, de ces paroles possédées, de ce blues regénéré, remis au goût post-punk du jour.
A partir de "Say Goodbye to the Little Girl Tree", le blues est d"ailleurs plus visible, de par le son des guitares, et de par ces paroles qui sentent à plein nez les envies de suicide. De souffrance, il est encore question sur un "Train Long-Suffering" qui, avec l’image du train, investit un autre des thèmes traditionnels du genre, et joue, comme sur le titre suivant, un "Black Crow King" encore plus authentiquement blues, d’un call-and-response typiquement afro-américain.
Mais à ce stade, le meilleur est encore à venir. Le meilleur, c’est ce "Knockin’ on Joe", référence à l’automutilation pratiquée par des prisonniers américains qui voulaient échapper autrefois aux travaux forcés, l’une des plus somptueuses et des plus ténébreuses ballades au piano jamais écrites par l’inquiétant Australien. L’album fait ensuite une brève infidélité au blues en convoquant ce "Wanted Man" écrit par Bob Dylan et interprété par Johnny Cash, même si cet harmonica furieux, cet orgue dégoulinant et les paroles librement adaptées restent conformes au ton général, elles évoquent encore un Sud brutal parcouru par les criminels et les damnés.
Puis le blues est de retour, sur ce "Blind Lemon Jefferson" étrangement lent et atmosphérique qui évoque une figure tutélaire du genre, puis sur ce "Six Strings That Drew Blood" aussi pesant, qui résume à lui seul tous les thèmes, tout le contenu, toute la raison d’être de cette musique. Enfin, tout s'achève par la version single du "Tupelo" d’anthologie qui l’avait entamé.
The Firstborn Is Dead est l’un des albums les plus difficiles de l’Australien, mais il est aussi l’un de ses plus cruciaux. Pas seulement parce que ces titres hostiles saisissent tous ceux qui se donnent la peine de s’y livrer. Mais aussi parce qu’au tournant de sa carrière, au moment où il s’affranchit du post-punk brutal de Birthday Party pour voguer vers des horizons plus larges, à cette époque à la jonction des deux phases de sa carrière, il révèle le Nick Cave quintessentiel.
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