Pour s'attaquer à un monstre de la taille de Paid in Full, il faut de la modestie, de l'humilité. Tout a déjà été dit sur un tel classique, et une majorité de choses justes. Alors, pour éviter les redites, ou au contraire pour répéter les choses, mais sous un autre angle, le mieux est de parler de sa relation personnelle à l'album, de raconter son histoire, d'assumer davantage la subjectivité inhérente à toute critique de disque. Bref, de s'exprimer à la première personne.
A une époque où j'étais loin d'être converti au rap, Eric B. & Rakim ont été, avec Run-D.M.C. et les Beastie Boys, l'un de mes premiers contacts avec ce style de musique. La séduction, cependant, a loin d'avoir été immédiate. Avec leur humour et leur image burlesque, les deux autres groupes avaient de quoi m'interpeler. Mais avec Rakim et son DJ, c'était différent, ça semblait nettement plus sérieux. "I ain't no joke", disait le rappeur. Et il était clair, en effet, qu'on n'avait pas affaire à des branquignols. Le duo était évident de technique, de classe, de pose, de style et, oui, de professionnalisme, malgré son côté cheap et do-it-yourself, en dépit de ce son qui vieillira tout de même très vite. Toutefois, il ne provoquait aucun sentiment de ravissement, de catharsis, d'immersion. En somme, j'étais impressionné, mais pas subjugué.
Et quoi de plus normal ? Le ravissement, la catharsis, l'immersion, même si le rap en est parfois capable, ce sont des mots qui appartiennent à d'autres genres, c'est une vision romantique de la musique, qui survit tout d'abord dans le rock. Le rap, c'est autre chose. Cette différence n'était pas encore apparente avec Run-D.M.C. et les Beasties. Avec leurs emprunts rock, ils semblaient familiers, ils nous offraient des points de repère, auxquels s'ajoutait tout juste le charme de la nouveauté. La transition était douce. Mais avec Eric B. & Rakim, non, plus du tout.
Avec eux, nous étions au coeur du sujet. Ils proposaient un rap à l'état pur, réduit à sa plus simple expression, dans ce qu'il a de plus original, sans emprunt à d'autres genres, sinon aux rythmes endiablés de James Brown. Pour qui n'avait suivi que de loin l'émergence du hip-hop, ils étaient tout à fait singuliers, inédits. Et cette singularité, ils l'ont d'ailleurs conservée.
Le rap d'après leur devra énormément, il samplera à l'envie les mots et les vers les plus percutants de Rakim, mais il ne leur ressemblera pas. Au contraire, il se métissera, il intégrera des éléments plus pop, plus communs, il donnera de plus en plus dans le crossover. Même au plus fort des années 90 et du boom bap new-yorkais, il ne sera plus lui-même à ce point. Alors que sur Paid in Full, le souvenir des origines de cet art étrenné dans la rue est encore intact.
Pas de couplets ni de refrains, le texte est récité tout de go. Pas de chichi, mais des sommets d'austérité, comme avec ce "As the Rhyme Goes On" tout en basse et en voix. Pas de message, mais du style et de la forme. Chaque titre se résume d'ailleurs à un long ego-trip, et quand Rakim cesse de dire à quel point il déchire au micro, c'est pour vanter les prouesses de son DJ ("Eric B. Is President"). Un MC, un DJ, et presque aucune intervention extérieure, exceptés les deux remixes de Marley Marl ("My Melody", "Eric B. Is President"), si l'on refuse de tenir en compte les polémiques à propos de contributeurs que le duo n'aurait parait-il pas crédités.
Et tous deux étaient au sommet de leur art, d'une maîtrise totale. Aux rythmes complexes et aux rimes imagées de Rakim, à ce phrasé si caractéristique, souple, félin, et d'où émane une saisissante impression de facilité, répondaient les beats et les scratches éloquents d'Eric B, aussi à l'aise pour accompagner son rappeur que pour se livrer à des démonstrations solo : "Eric B. Is on the Cut", la fin de "Paid in Full" et ce charmant "Chinese Arithmetic" qui, avec sa petite mélodie chinoise stéréotypée, démontrait la capacité du hip-hop à jouer avec les clichés. C'était un manifeste du DJ, son chant du cygne déjà, avant qu'il ne s'efface derrière les figures du rappeur et du producteur, et qu'il se retrouve confiné dans le ghetto du turntablism.
Paid in Full rassemblait aussi les deux raps, le matérialiste et le spirituel. Le premier avec le titre et cette pochette toute en bagouzes, chaînes en or et billets verts, même si cela n'est pas sans ironie (à écouter les paroles, la rémunération attendue est l'approbation des foules plutôt que des espèces sonnantes). Le second par la figure de sage musulman incarnée par Rakim.
Alors, Paid in Full, meilleur album de toute l'histoire du hip-hop, comme beaucoup l'ont prétendu, malgré la concurrence très rude des classiques des années 90 ? Cela dépend…
Oui, sans nul doute, dans la catégorie du hip-hop chimiquement pur, mais pas dans l'absolu. Il aurait d'ailleurs été dommage que le rap ait atteint son point d'orgue dès 1987. Comme le veut la formule désormais consacrée, Rakim n'est pas le rappeur préféré de monsieur tout le monde, il est le rappeur préféré de ton rappeur préféré, celui du puriste hip-hop. Ce disque, c'est la matrice, c'est la formule de base, c'est la quintessence. Mais ce n'est pas le produit final.
Non, vraiment, il est inutile de se demander si Paid in Full a été le meilleur album de l'histoire du rap. La question n'est pas pertinente. Elle est nulle, non avenue. La réponse va au-delà.
La réponse est que Paid in Full, c'est le rap.
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