Dans L'Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville disait, en gros, que la Révolution Française n'avait pas existé. Ou plus exactement, que les principes qu'elle portait travaillaient déjà l'Ancien Régime, que celui-ci avait connu au XVIIIème siècle des évolutions majeures, et que 1789 n'allait, en fait, que les radicaliser. La leçon ne vaut pas que pour la Révolution Française. Elle vaut pour toutes, mêmes pour celles qui n'ont pas grand-chose à voir avec la politique, celles qui ne sont, par exemple, que musicales. C'est le cas du chambardement punk. On le présente encore comme une rupture radicale dans l'histoire de la musique, comme un nouveau départ, comme une année 0. Alors qu'en fait, tout ou presque existait avant lui.
Le punk enterrait le rêve hippy à grands coups de guitares furieuses ? Oui, certes, mais le heavy metal de Black Sabbath l'avait fait avant lui. Il se moquait du rock, il le tournait en dérision avec un goût certain pour la mise en scène ? Tout cela venait du glam. Il annonçait une nouvelle pop marquée par une black music plus récente que par le sempiternel blues ? Il ingurgiterait les influences du kraut rock et ferait sienne la frénésie qu'on entendait dans le rythme motorik ? Il préparait le terrain de la synth pop ? D'accord, mais tout cela était déjà en place avant. Tout cela se retrouve même, d'ailleurs, dans la carrière d'un seul et même homme : David Bowie.
Le punk anglais (on précise bien, anglais ; en Amérique, l'histoire sera différente) et ses suites new wave et post-punk n'ont pas tant été une rupture, que la continuation de David Bowie. Les guitares bruyantes, le goût de la mise en scène, la révolution permanente, une version blanche de la Philly soul, les expériences électroniques ; dès 1977, il a déjà tout fait. Le Velvet, les Stooges, le rock allemand, tous ces artistes révérés par les punks, c'est bien souvent par lui qu'ils les ont découverts. Devenus grands, les punks ne font que bâtir sur la musique qui avait bercé leur jeune âge, ils marchent dans les pas de Ziggy, du Duke et du man who fell to Earth.
Et au cœur même de l'ère punk, Bowie reste influent. Oh, sans nul doute, les Pistols ont suscité bien des vocations, ils en ont décomplexé plus d'un. Mais Never Mind the Bollocks n'annonce pas grand chose du futur de la musique. L'album le plus marquant de l'année charnière 77 en Angleterre, celui qui va définir la pop des années à venir, est encore signé Bowie. C'est Low.
Sur le premier volet de sa trilogie berlinoise (enregistré en fait en France au Château d'Herouville), comme sur les suivants, Bowie digère puis régurgite la musique du pays où il vient d'élire domicile, celle de Neu!, de Kraftwerk, de Cluster et de Tangerine Dream. Et comme il joue un rôle moteur dans l'aventure berlinoise du Thin White Duke, on y trouve aussi, dans les phases les plus ambient de Low, les sons développés par Brian Eno dans ses œuvres solo.
Fini donc le glam rock tapageur. Finie aussi la soul blanche classieuse. Ce Bowie là chante plus bas, il est tout en retenue. On ne l'entend même presque plus sur la seconde partie de l'album, celle des longues plages atmosphériques et synthétiques, qui évoquent la froideur triste de grandes plaines d'Europe Centrale hantées par le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale, et dont le morceau de choix est le premier, ce somptueux et ce langoureux "Warszawa".
Et si la première face est faite de chansons pop, il s'agit d'une pop tarabiscotée, bâtarde, maltraitée par les overdubs et les bruits bizarres (ces sons de flipper sur "What in the World", par exemple), où les guitares jouent avec les synthés (ce merveilleux "Always Crashing In The Same Car"), ou l'ancien se mêle au moderne (le piano honky-tonk de "Be My Wife", l'harmonica sur fond kraftwerkien de "A New Career in a New Town"), avec un petit reste de Station to Station, l'album précédent, et de cette plastic soul chère au chanteur, via "Sound and Vision".
Au vu de son impact formidable, il est tentant de faire de Low le meilleur album du Duke, mais cela se discute. Sur la partie instrumentale, les deux premiers titres, "Warszawa" et "Art Decade", co-signés Brian Eno, se montrent plus convaincants que les deux suivants. Comme si, trop poseur pour donner dans des choses plus ambient, David Bowie peinait parfois à suivre son comparse. Comme si, finalement, il fallait chercher le meilleur de cette musique sur Another Green World ou sur Before and After Science plutôt qu'ici. Et puis le plus grand chef d'œuvre de Bowie, c'est Hunky Dory, n'est-ce pas ? Low, s'il est formidable, ne vient qu'en deux ou trois. Des albums de Bowie, il n'est en fait que le plus influent. Mais cela est considérable.
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