Les Britanniques ont toujours excellé à cela : s'inspirer ou s'emparer d'une tendance apparue Outre-Atlantique, d'un nouveau genre musical américain, pour le pousser au terme de sa logique, pour aller au bout de l'idée. Chez Arab Strap, en effet, on retrouve quelque chose de la neurasthénie et du rock déprimé de Smog, Palace, Idaho et consorts. Mais de façon démultipliée, sans nuance, sans à côté, sans rémission.
Sur leur second album, comme sur d'autres, les Ecossais s'enfoncent pour de bon au bout de la déprime, du glauque et du sordide. En contrepoint de la sautillante vague brit pop, à l'exact opposé des singles de la semaine du NME, à rebours même de la pop sensible de Belle & Sebastian, leurs amis de Glasgow, ils délivrent un rock du fond du trou.
D'abord, il y a la musique de Malcolm Middleton, dépouillée, résumée à une guitare peu diserte, acoustique ou plus orageuse, accompagnée avec parcimonie d'autres instruments (orgue, violoncelle, trompette, piano), de boîtes à rythme et d'effets sonores (la pluie de "Islands") dans le même ton. Ensuite, il y a la voix d'Aidan Moffat, ce timbre grave et rugueux, ce chanté-parlé approximatif, ces mots à moitié mangés, ces marmonnements de lendemain de cuite.
Et puis surtout, il y a ces paroles…
La pochette, un portrait nu, sinistre et animal de la compagne de Moffat (plus loin dans le livret, le chanteur apparaît lui aussi dans le plus simple appareil), donne un aperçu du contenu. Dans Philophobia, il est question de sexe, mais d'un sexe pas sexy, d'un sexe sans l'envie, sans l'amour, sans l'érotisme. Le thème majeur est l'infidélité, et d'entrée ("Packs of Three"), il est traité sans fard, par sa conséquence la plus triviale et la plus crue : les infections par MST.
It was the biggest cock you'd ever seen
But you've no idea where that cock has been
You said you were careful
You never were with me
I heard you did it four times
But johnnies come in pack of three
C'est la plus grosse bite que tu aies jamais vue
Mais tu ne sais pas où cette bite est allée
Tu dis que tu as pris tes précautions
Tu ne le fais jamais avec moi
On m'a dit que tu l'avais fait quatre fois
Mais les capotes n'existent que par lot de trois
Ouch. Voilà qui plante le décor. Sec, glauque, au-delà même du spleen. Chez Arab Strap, la confiance et l'amour n'existent pas. Vivre seul est insoutenable, mais le couple est un faux-semblant. L'infidélité est une fatalité des deux côtés, la cruauté fait partie de la vie à deux ("One Day, After School"), nos ébats sont une routine sans joie ("Here We Go") et l'impuissance, en plus des maladies vénériennes, guette nos vies sexuelles ("The Night before the Funeral").
Les fêtes sont un leurre, un rituel sans joie. Les ivrognes ont le vin triste ("I would've Liked Me a lot Last Night"). Nos existences se perdent dans la défonce et la vacuité des médias de masse ("Soaps"), elles sont une longue gueule de bois.
Cet album est étouffant. Il ne contient même pas l'once d'espoir ou le soupçon de naïveté adolescente qui rendent respirables d'autres œuvres versées tout comme lui dans la mélancolie. Pourtant, dans son genre, "Here We Go" est un tube. "New Birds" et "I would've Liked Me a lot Last Night" partent avec conviction dans le format libre ou les crescendos du post-rock. "One Day, After School" joue à la perfection du contraste entre la cruauté des paroles et l'indolence de la musique. La guitare acoustique de "Not Quite a Yes" est sublime de mélodie. Et Philophobia, dans son ensemble, avec ses tons bruns, gris et noirs, malgré cette déprime absolue, est d'une solidité sans faille, d'une consistance totale.
J'avais acheté l'album au quasi-pif, séduit seulement par le titre et la pochette. Bonne pioche.
Et bonne chronique.