Il semble que le succès de Rip It Up and Start Again, son histoire très personnelle du post-punk, ait fait pousser des ailes à Simon Reynolds. En 2008, l’influent critique anglais a publié coup sur coup une réédition augmentée d’Energy Flash, son ouvrage sur la rave culture, et Bring the Noise, une compilation de textes qu’il a écrits de 1985 et 2006 pour différents magazines (Melody Maker, Spin, The Wire...), et qui s’avère aussi passionnante, sinon plus, que les deux autres livres.
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Cette publication, toutefois, ne se lit pas comme les deux autres. Rip It Up et Energy Flash étaient très didactiques, ils présentaient dans un ordre chronologique facile à suivre l’évolution de genres bien définis, autour de thèses et d’idées claires. Mais avec Bring the Noise, on passe de l’interprétation aux archives. Même si l'auteur a eu la bonne idée d’ajouter un commentaire et une mise en perspective à chacun de ses articles, l’ouvrage est plus ardu. Il requiert une solide culture musicale pour se resituer dans le contexte de l’époque. Il réclame aussi un peu de gymnastique mentale pour passer sans transition d’un sujet sur le rock indé, à un autre sur le rap, la jungle ou le dancehall, pour s’intéresser à des gens aussi divers que Zapp, Hüsker Dü, LL Cool J, les Stone Roses, PJ Harvey, Puff Daddy, Radiohead, Dizzee Rascal et Animal Collective, et pour appréhender les points de vue parfois contradictoires que Simon Reynolds a adoptés au fil du temps.
Pourtant, une idée générale se dégage de ces dizaines d’articles rédigés sur plus de 20 ans. Pour Reynolds, la dynamique de ce qu’on appellera la pop music, faute de mieux, repose sur un dialogue incessant et enrichissant entre les classes sociales, les pays et les races. La classe moyenne s’accapare la musique géniale et brouillonne de la working class, elle la respectabilise et lui donne un tour arty. L’Angleterre et l’Amérique se disputent le leadership sur les musiques populaires, s’inspirant l’une de l’autre, ou se rejetant mutuellement. Les Blancs pompent allégrement les idées et les innovations musicales des Noirs, mais ces derniers savent leur rendre la pareille avec éclat (la techno de Detroit, Public Enemy et son côté rock mal assumé). Et les grandes œuvres viennent toujours d’artistes qui ont le cul entre deux chaises, coincés entre accessibilité et expérimentation :
Embrace it: the history of rock greatness is that middling region where experiment and accessibility, song and space, coexist. Hooray for middlebrow! Or at least for upper middlebrow (Radiohead, Björk, Chemical Brothers, David Bowie, Kate Bush, et al.), as opposed to lower middlebrow, which is Coldplay (p. 300).
Au cœur de cette démonstration, se trouve ce grand cycle musical qui, par deux fois, a vu des sons faire l'aller et retour entre les deux rives de l’Atlantique. La première fois, ce fut dans les années 60, quand des Anglais se sont inspiré du rhythm'n'blues, avant d’en restituer une version vulgarisée en Amérique (la British Invasion), et de générer à leur tour de nouvelles vocations dans la classe moyenne blanche yankee. La seconde, ce fut quand les punks britanniques, s’inspirant d’autres musiques noires (funk, reggae, dub), ont donné naissance à tous ces groupes new pop à synthé qui, via MTV, ont marqué la bande-son des années 80.
Simon Reynolds se met d'ailleurs en quête, de manière effrénée, d'une répétition de ce cycle, de ce dialogue houleux mais fructueux entre le prolétariat et la bourgeoisie bohème, entre l’Angleterre et les Etats-Unis, entre les Noirs et les Blancs. Cela se traduit même par le titre du livre, ce "Bring the Noise" qui était le slogan d’un groupe de rap, mais qui sonnait pourtant indubitablement rock’n’roll.
Cependant, comme tous les graals, celui-ci semble se défiler à mesure que Reynolds le recherche. Quand enfin il croit trouver une nouvelle illustration de sa théorie, tout se dérobe : la rave culture portait cet espoir, mais elle n’a pas fait souche en Amérique, en dehors de certains milieux anglophiles et minoritaires, et aujourd’hui, les musiques qui en sont nées passeraient presque pour un truc de vieux ; le grime semblait marquer l’avènement d’un véritable rap à l’anglaise, mais il ne s’est pas exporté, et même dans son pays d’origine, il pèse finalement peu.
Bring the Noise commence là où s’arrêtait Rip It Up…, en cette année 1985 où le ressort du post-punk se brisait, où prenait fin la frénésie de nouveaux genres qui avaient succédé au punk, où le futurisme, l’avant-gardisme et l’engagement politique cédaient la place au passéisme, au revivalisme, à l’introspection et au repli sur soi d’une musique totalement blanche, symbolisés par les Smiths. Cette tendance, Reynolds fut l’un des premiers à l’identifier et à la théoriser dans des articles tels "What’s Missing ?" et "Younger than Yesterday", ou dans celui sur Beat Happening. Mais comme il le confesse dans ses commentaires et dans des articles récents comme "2005: The Year Black Pop and White Pop Stopped Talking", "Artic Monkeys" et "Green-Eyed Soul", il n’avait pas imaginé que cela serait durable.
Selon lui, les musiques blanches et noires ont cessé de se parler. M’as-tu-vu et populiste, la pop music black continue de dominer les charts et de séduire les masses, pendant que le rock, dans sa version "indé", vit une existence séparée. Il est toujours vivace, mais étanche. Il évolue à la manière du metal, dans une certaine continuité, avec un public bien délimité. Pire, cette tendance au repli s’est étendue aux musiques qui avaient porté les espoirs de renouvellement de Reynolds. La rave culture, à son tour, rejoue son passé, faisant du neuf avec du vieux, produisant des artistes certes originaux, mais peu novateurs, comme dans le cas du dubstep. Il existe bien encore, avec la revue The Wire par exemple, des gens fidèles à l’idée d’avant-garde. Mais eux aussi vivent cloisonnés et ils n’ont aucun intérêt pour ce mass appeal dont Reynolds est un grand nostalgique.
La fin de Bring the Noise est amère, tout comme l'est celle de Rip It Up…, et la conclusion de la version révisée d’Energy Flash. Elle nous parle d’un espoir déçu. Mais si Simon Reynolds s'est trompé avec ses prédictions et ses espérances, c'est qu'il a commis deux erreurs, qu’en sa qualité d'historien de formation, il aurait dû éviter. La première, c’est de penser que les événements doivent nécessairement se répéter à l’identique. Par deux fois, certes, l’Angleterre a popularisé en Amérique des musiques qui venaient de son propre sol, de ses propres minorités. Est-ce pour autant que cela devait se reproduire, ad vitam aeternam ? Non, car le monde, et le monde musical avec lui, ont considérablement changé :
- La pop music ne se résume plus à un dialogue exclusif entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Parce que la mondialisation est là, parce que la langue anglaise s’est largement répandue, tout l’Occident, et au-delà, s’est mêlé à l’histoire. Dans l’intelligentsia musicale d’aujourd’hui, croiser un Suédois, un Français, un Autrichien ou un Mexicain n’est plus l’exception.
- A l’ère d’Internet, paradoxalement, domine le cloisonnement des genres. Jusqu’aux années 80, la musique n'était relayée que par quelques programmes et magazines clés. C’était un seul et même terrain à conquérir par tous les musiciens, quelle que soit leur provenance. Compte-tenu de ce champ de bataille unique, ils ne pouvaient s’ignorer. Aujourd’hui, chaque scène, chaque pays, chaque tendance, chaque milieu, peut bénéficier de son propre média spécialisé, webzine, blog, télévision, fanzine, etc.
- L’opposition entre Blacks et Blancs existe encore, mais elle n’est plus aussi pertinente qu'autrefois. Les crispations raciales se sont relâchées depuis les années 60 et 70. Autrefois, les Américains avaient besoin des Anglais pour s’approprier les innovations musicales de leurs Noirs, soit parce qu’ils les ignoraient, soit parce qu’ils craignaient d’être accusés de les piller. Aujourd’hui, comme le montre l’exemple de cet indie rap dont il est largement question dans nos pages, les Américains blancs savent s’approprier directement la musique de leurs compatriotes noirs, sans avoir à demander un blanc-seing aux cousins britanniques.
La seconde erreur est commune à tous les théoriciens. Chez eux, dont Simon Reynolds, il est toujours un moment où les goûts personnels forcent des théories douteuses et bancales, puis un autre, ensuite, où l’on en vient à oublier de suivre son instinct, à force de vouloir corroborer les théories qu’on a échafaudées.
Un des articles où la théorie prend le pas sur l’esprit critique est "Street Rap", où Reynolds s’attaque à un sujet bien connu par ici : l’opposition entre un rap grand public, gangsta, jiggy, matérialiste, nouveau riche et exclusivement black d’un côté, composée entre autres de Jay-Z, Ja Rule, Cam’Ron et DMX, et de l’autre une scène underground, intello, puriste, "authentique", représentée à l’époque par Rawkus, Company Flow, Black Star, Divine Styler et Quannum. Parce que l’innovation doit venir selon lui des vrais Noirs du ghetto et que le purisme est à proscrire, Reynolds défend la première contre la seconde. Mais cette lecture est superficielle. Elle ne parle que de la composante "rap conscient" et "middleground" de la scène, la plus visible, sans en connaître le reste, soit toute la descendance du Project Blowed ou les prémices d’un rap psychédélique fait par des Blancs.
On pourrait aussi citer cet article, "Blur Vs Oasis", où Reynolds se lance dans une diatribe assez paternaliste, élitiste et convenue contre la vague de la brit pop, un genre réactionnaire qui consisterait à fuir la "vraie" Angleterre musicale, avant-gardiste et métissée, celle des musiques électroniques et de la rave culture.
Cependant, d'autres fois, Simon Reynolds sait aussi se montrer honnête, capable d’autocritique et de remise en cause. A l’issue de ce texte, il reconnaît qu’il a eu la main lourde. Et plus tard, dans l’article sur les Arctic Monkeys, il s’en prend violemment à ceux qui, appliquant caricaturalement ses propres idées et principes, rejetteraient farouchement ce groupe sans prendre le soin de l’écouter vraiment.
Indeed, I think there is a sense in which, for a certain "informed sector", hating indie-rock saddos and NME readers is an OK form of bigotry, almost an inverted racism (p. 395).
Car si Reynolds est un théoricien, il n’est pas un idéologue, et il se méfie comme de la peste des ayatollahs, y compris ceux dont les goûts sont proches des siens. Par exemple, si les Smiths sont la figure de proue d’une tendance qu’il n’apprécie guère, il cherche tout de même à démontrer en quoi ils sont un groupe majeur. Et il sait aussi se remettre en question, précisant que sa première réaction face aux Strokes, aux White Stripes et au revival rock du début des années 2000 ("mais qu’est-ce que c’est que cette merde rétro ?") a été démentie quand il s’est aperçu que certains des albums de ces gens pouvaient se montrer véritablement bons.
De fait, les moments les plus passionnants de Bring the Noise sont précisément ceux où Reynolds s’interroge sur ses préjugés. Par exemple cet article, "Multiculture versus Monoculture", où il présente comme fausse l’idée répandue selon laquelle le purisme serait un défaut suprême et le métissage une vertu.
Increasingly dissatisfied with this glib assumption, I almost want to perversely defend purism as an aesthetic strategy – if only because such a lot of ostentatiously border-crossing work is actually far less impressive that it thinks it is (p. 272).
Malgré sa fierté quand il commente ses articles les plus visionnaires, ses textes récents dévoilent un homme désorienté par l’évolution de la pop music. Ils montrent surtout que l’on n’échappe jamais à la course du temps, aux réflexes et aux préjugés propres à son époque et à son milieu. Reynolds est venu à la musique par le post-punk, et il en porte la trace. Comme tant d’autres, il aspire à revivre ses premiers émois musicaux. S’il survalorise les musiques noires et les artistes populistes (le R&B contre le "rap conscient", Pearl Jam contre Nirvana, la techno hardcore contre la techno de Detroit), c’est aussi parce qu’il porte en lui la culpabilité d'une certaine bourgeoisie occidentale, qu’il est un produit de ces années 70 marquées par le gauchisme et le tiers-mondisme, qu’il vient de ce milieu anglais, blanc et arty qui, en 1977, a découvert avec horreur que sa musique de prédilection, le rock progressif, était un cul-de-sac. Ses semblables ayant forcément tort, il se doit d’aller chercher la vérité au-delà de son milieu.
Comme nous tous, comme absolument nous tous, Simon Reynolds est aussi une victime de cette incompréhension totale et inéluctable entre les générations. Et il le devine, il le confesse même dans ses tous derniers articles :
Perhaps the idea that white music “ought” to engage with black music (pay attention to it, try to keep up with it, borrow its ideas and rework them) is outmoded. Perhaps “all that” was just a distinct and bounded period of pop time that’s now over; a historical aberration or unusually blessed era rather than the natural state of things” (p. 389)
This is an idea I’m presently trying out, like a new pair of shoes that are slightly uncomfortable, that you have to wear in a bit: the idea that we are now in different times, or more profoundly, living with a different sense of temporality. Indeed, have been for some while (p. 396).
Le critique connaît bien ce fossé des générations, il le décrit même à deux reprises. Dans "Roots ’n’ Future", il démontre que le revival dub des années 90 a été un malentendu. Soudainement, le reggae était redécouvert comme une affaire de sorciers de studio, comme un genre hautement expérimental, comme un travail sur les textures et les tessitures de la musique. Cependant, même si cette dimension existait, le reggae et son avatar dub n’était pas vécus comme cela au moment de leur gloire. Dans les années 70, ce qui comptait dans cette musique, c’étaient son message politique et ses élans millénaristes, presque oubliés 20 ans plus tard. L'innovation musicale n'était qu'un à-côté, presque qu'accidentelle.
Chaque génération redécouvre son passé, mais elle n'y applique jamais la même grille de lecture. Simon Reynolds en parle encore dans "Backs to the Future", l’article qu’il avait consacré au revival folk du milieu des années 80, animé par des gens aussi divers que Nick Cave, Elvis Costello, Lloyd Cole, les Pogues ou les Throwing Muses. Ce qui intéressait alors, ce n’était plus la portée protestataire du folk des années 60, mais une simplicité et une authenticité qui s’opposaient aux artistes à synthé surproduits de l’époque. Et 20 ans plus tard, alors que sévit un nouveau revival, le genre est célébré pour autre chose encore, sous son incarnation la plus étrange, décalée et ésotérique, bientôt dénommée freak folk.
Reynolds l'avoue : quand se sont évaporés ses rêves de métissage entre l'art et le populisme, entre le Noir et le Blanc, entre l’Amérique et l’Angleterre, quand il a fait son deuil d’une répétition de l’histoire et d’un nouveau post-punk, il a voulu revivre cette époque bénie en écrivant Rip It Up and Start Again. Par nostalgie, certes, mais aussi pour l’intérêt de tous. Car si, comme tous les grands théoriciens (et il est l’un des meilleurs dans le domaine de la pop music), Reynolds cesse d’être pertinent quand on le lit comme un prophète, ses analyses n'en sont pas moins incontestablement riches, éclairantes, et absolument passionnantes.
Super article, wow! J'aurais plein de trucs à dire mais je vais résister à la tentation de relancer le forum hiphopsection pour me concentrer sur mon comment du Shapiro.