Pour les fans de rock, pour la presse spécialisée, pour les critiques, l'événement musical majeur de la fin des années 70 fut sans conteste l'explosion punk. Mais à y regarder de plus près, celui qui a eu le plus d’impact, celui qui a pesé le plus sur la vie de millions de gens et sur leurs pratiques sociales, peut-être même le plus innovant, ne serait-il pas plutôt l’avènement du disco ? Car pour un fan de Never Mind The Bollocks, combien de gens ont vu Saturday Night Fever ? Pour une place dans un concert des Ramones ou des Buzzcocks, combien d’entrées dans une boite de nuit jouant du disco, de l'élitiste Studio 54 aux Macumba des bords de mer ?
Faber & Faber / Editions Allia :: 2005
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Pendant longtemps aux Etats-Unis, là-même où il est né, le disco est resté un gros mot, un souvenir refoulé ou, au mieux, l'objet d'une nostalgie un peu honteuse. Mais aujourd’hui, dans un contexte apaisé et dépassionné, alors que de nombreux groupes des années 2000 se réclament ou s'inspirent du disco (de la disco ?), de LCD Soundsystem à Hercules & Love Affair en passant par les Chicks on Speed, alors qu’il suscite la curiosité de générations qui n'étaient même pas nées à l’heure de sa gloire, l’ouvrage de référence écrit par le journaliste et critique musical Peter Shapiro, tout récemment traduit en français, ne pouvait pas mieux tomber.
Il faut dire qu’il est complet et documenté, ce livre. Il l’est d’autant plus que, suivant une structure mi thématique, mi chronologique, il ne nous conte pas une, mais plusieurs histoires du disco. Avant que Shapiro ne nous en relate le triomphe, la chute, puis la postérité, il retrace le parcours des quatre éléments qui, en convergeant, vont le constituer : le clubbing et de la technique du mix ("The Rotten Apple"), la libération sexuelle, celle des gays notamment ("I’m Just an Outlaw, My Name is Desire"), une rythmique implacable et robotique ("Like Clones and Robots that We Are"), et les transformations de la Black Music ("Zippin’ up My Boots, Going Back ot My Roots"). Et chacun de ces quatre récits, pour expliquer le phénomène disco, remonte loin, parfois même très loin, jusqu’à l’Allemagne nazie, jusqu'aux zazous français de l’Après-guerre et à la boîte de nuit Chez Régine.
Turn the Beat Around est un livre si riche en références qu’il en est parfois ardu. Avec le disco, se pose le même problème qu'avec tous les mouvements qui, contrairement au rock et à sa culture de l’œuvre, ne reposent pas sur un panthéon d'artistes bien identifiés. Dans le disco, les interprètes ne sont que les maillons d’une chaîne où les tubes, les producteurs, les DJs, leur mixes et le public de ces discothèques auxquelles cette musique doit son nom, comptent autant, sinon plus. Et si le genre a eu ses messies et ses stars, capables de vrais bons albums célèbres et célébrés, Chic par exemple, ces derniers sont restés l’exception. L'essentiel de l’histoire racontée par Shapiro repose sur une pléiade de titres, parfois obscurs ou oubliés, à la généalogie complexe, et qu’il faudrait écouter en même temps qu’on découvre le livre pour être sûr d’en saisir tout à fait le propos.
En revanche, Peter Shapiro est limpide quand il met le disco en rapport avec le contexte politique et social de l’époque, quand il le resitue dans l’histoire de l’Amérique et de ses musiques. Selon lui, la période de doute qu’ont été les années 70 ont été plus décisives encore que l'optimiste décennie 1960 dans l'évolution des musiques populaires. Du contexte de crise morale et économique qui sévissait alors, trois mouvements sont nés, tous à New-York, tous en rupture avec l'aristocratie post-hippy qui régnait alors, et qui depuis n’ont cessé d’alimenter et de nourrir les autres genres : le disco, donc, mais aussi le punk et le hip-hop.
Shapiro détaille ce qui unit et divise ces genres. Le punk, agressif et marginal, et le disco, populiste et séducteur, ont pu donner l’illusion qu’ils étaient antagonistes. Mais la réalité était plus nuancée. Ils avaient en fait un ennemi commun, l'oligarchie rock issue des sixties, et ils défendaient la même approche tribale et physique de la musique. Les alliances entre les deux mouvements ont d’ailleurs existé quand, après son triomphe de la fin des années 70, le disco a survécu dans l’underground, quand le post-punk se l’est accaparé, quand la new-wave s'est mise au clubbing, quand les rythmes et les machines ont supplanté les guitares.
Même constat quand on compare le disco et le hip-hop. Les deux ont énormément en commun : les racines noires, les mixes, les platines transformées en véritables instruments, leurs liens avec la danse, etc. Shapiro rappelle aussi qu’au début des années 80, des représentants des deux genres fricotaient ensemble. Mais quand le disco puise une partie de sa force dans les idéaux communautaires des années 60, alors qu’il est une musique de foule, qu’il est au service du collectif, qu’il séduit pareillement les minorités raciales ou sexuelles et la majorité blanche américaine, le hip-hop est matérialiste, il est une exaltation de l’individu et une vecteur d’affirmation identitaire pour la portion la plus déshéritée de la société afro-américaine. L’un prolonge l’hédonisme et la libération des corps prônés par les hippies, l’autre est une musique de combat, de survie et d’exaltation de soi, préfigurant l’individualisme forcené et le culte de la réussite des années Reagan.
S’il y a un décalage entre les deux, si l’un s’éteindra quand l'autre deviendra la nouvelle lingua franca de l'Amérique, c’est que, selon Shapiro, le disco est resté la musique d’une époque, du moins aux USA (la situation de l’Europe est différente, précise-t-il, la musique y ayant une moindre portée sociale), qu'il ne pouvait exister que dans les années 70, qu'il n'était qu'un mouvement de transition. D’un côté, le disco prolongeait les riantes années 60, dont il gardait le goût pour la communauté et pour le sexe libre, l’empathie envers les minorités, une certaine joie de vivre, une insouciance auquel le SIDA mettrait fin. Mais il annonçait aussi l’élitisme, le clinquant nouveau riche, le cloisonnement, le souci de l’apparence et le culte de la performance nourri de coke qui marqueront les années 80.
Il aura été aussi un ultime moment d’union entre toutes les strates de la société. Tout le monde ou presque aura aimé le disco en Amérique, avant que le pays ne se fractionne à nouveau en communautés vouées à s’ignorer, dans un vaste mouvement de repli sur soi. D'où ce sentiment qui domine aujourd'hui, chez le grand public qui a connu l'âge disco, tout comme chez les artistes plus obscurs et branchés qui s'en inspirent aujourd'hui : celui de perte, une immense nostalgie.
c'est vrai ce qui semble être évoqué dans ce livre, disco égal refoulement (est-ce à cause des YMCA ?) (question potache)
j'avais vu un doc qui parlait de ça, enfin surtout des producteurs de disco qui sont assez méconnus et malgré les plétores de tube, et de groupes, on se rendait compte qu'il y'avait surtout quelques beatmakers à l'origine et européens qui plus est (pas tous non plus)
Sylv rappelle à très juste titre l'absence presque totale de "figures" dans la disco, la disparition du modèle de l'artiste avec une personnalité et une oeuvre plus ou moins construite (en gros), mais ça ne veut évidemment pas dire que le genre se réduit à de la musique en série, toujours produite de manière interchangeable (même si c'est tout de même souvent le cas, soyons honnêtes).
Il y a eu pas mal de producteurs disco (américains ou européens) avec une "patte", qui ont évolué esthétiquement, et qui ont pu avoir des parcours hyper singuliers du fait même de leur faible "personnalité" visible et marketable. Mais ce serait le sujet d'un autre livre.
Je pense surtout que Shapiro a clairement voulu inscrire son travail dans une optique historique plus qu'esthétique, malgré son érudition discographique (discologique) et son talent indéniable pour décrire l'expérience sensible procurée par les morceaux dont il parle.
Il aurait pu écrire un simple livre de cratedigger, en mêlant histoire semi-orale et passages en revue de tracks classiques ou introuvables, en fétichisant les producteurs et les techniques utilisées, mais il a eu la classe et l'ambition de replacer tous ces phénomènes "spectaculaires" dans leur environnement social, culturel, etc.. Et ça marche très bien, même si la structure du livre est parfois un peu déconcertante et que certains passages restent historiquement assez flous pour des non-Américains (en tout cas pour moi). Mais bref, avec Soulseek et Youtube à portée de main, on apprend tellement de trucs et certaines analyses sont tellement lumineuses que ça vaut le coup de tolérer quelques pages un peu techniques.
Ce qui manque à ce livre, surtout si tu n'as pas Internet sous la main et que tu le lis peinard dans ton fauteuil, comme moi, c'est une compilation. Shapiro te dissèque pendant des pages des dizaines de morceaux, mais quand ceux-ci ne te disent rien, quand tu ne les connais pas (ou que tu les connais sans les connaître), tu es un peu perdu, c'est frustrant.
Même sentiment en lisant l'Energy Flash de Simon Reynolds. Là aussi on a affaire à un genre où ont régné beaucoup d'anonymes, avec une jungle de milliards de titres qui s'influencent les uns les autres, et que tu ne connais pas forcément sur le bout des doigts.
En tout cas, super travail de traduction une nouvelle fois, Etienne. J'ai lu l'original, mais c'était une super idée - et un super défi - que de le traduire.J'avais justement commencé à faire une page jukebox des titres cités dans Turn the Beat mais faudrait que je trouve des gens pour m'aider, parce que chercher, renseigner, uploader et poster plusieurs centaines de tracks, c'est quand même long tout seul. Je relancerai ça quand j'aurai le temps, cet été.
Merci pour ton commentaire, même si cette trad s'est faite bien à l'arrache, pour le coup!!
Ah et au fait Reynolds vient de publier un super complément à Rip It Up : 450 pages d'interviews avec les acteurs clés de la période postpunk, c'est hyper passionnant je suis à fond dedans, c'est pas du tout redondant, au contraire ça nuance bien son propos.
Tiens ben je suis en train de me l'enfourner celui-là et il est clair qu'il faut un peu réviser ses classiques soul-funk-disco avant de se lancer! merci slsk! Mais l'analyse est vraiment bien foutue (comme souvent chez Allia) et du coup méga respect à Régine (eh oui c'est bien elle la pionnière de la boîte de nuit dès l'Occupation!!!)