Le soleil se lève à l’est. Avec un titre pareil, avec aussi ce World Trade Center en flammes sur la pochette (pas tout à fait une prémonition, l’une des tours a subi un premier attentat quelques mois plus tôt), l’ambigüité n'est pas permise. Sur ce premier album, Jeru the Damaja montre alors qu’après l’essor du rap californien au début de la décennie, New-York reprend la main, que le hip-hop brûle toujours avec ardeur à l'endroit même qui lui a donné naissance.
Here’s the remedy for all your cornball raps
Brooklyn’s back on the map I’m not bragging
Defeating all foes, bring your styles
I stomp out the last dragon
Grand groove Grandmaster like back in the days
Holding my own on the street and the microphone
You can’t rip it, I grip it and flip it
Voici le remède à vos raps éculés
Brooklyn est de retour, je ne la ramène pas
Pour défaire nos ennemis, apporter du style
Je piétine le dernier dragon
Le Grand Groove de Grandmaster comme au bon vieux temps
J'assure dans la rue et au microphone
Tu ne peux pas l'arracher, je le tiens et je le retourne
La Côte Ouest des Etats-Unis n'est jamais nommée sur The Sun Rises in the East, mais il est évident que le rappeur de Brooklyn, avec son ton moralisateur, sa rhétorique paternaliste, ses prêches de five-percenter et son message de prophète noir en croisade contre l’Ignorance, l’Envie ou la Jalousie, s’adresse principalement à ses confrères gangsta californiens.
A leur matérialisme éhonté, Jeru oppose un appel à la responsabilité, à la discipline et à la spiritualité. Aux bitches, l’idéal de la femme désintéressée. Aux beats funky de mise à l'autre bout du pays, une sobriété affirmée. Comme d'autres New-Yorkais, il se fait aussi afrocentriste ("Jungle Music") et il appelle les Noirs à la solidarité, signalant que leur courte vue, l'individualisme et les luttes intestines les desservent :
Written on these pages is the ageless
Wisdom of the sages, ignorance is contagious
So I hope you keep your focus
There’s no hocu-pocus, in the end, it’s just us
Devil got brother killing brother, it’s insane
Going out like Abdel and Cain
Wisen up and use your brain
There’ll be no limit; to the things that you can gain
In positivity, balance it with negativity
Until then, ain’t the Devil happy
Ecrits sur ces pages est l'immémoriale
Clairvoyance des sages, l'ignorance est contagieuse
Donc j'espère que tu restes concentré
Il n'y a pas de tricherie, au bout du compte 9a n'est que nous
Le diable fait tuer nos frères par nos frères, c'est fou
Ils font comme Abdel et Cain
Assagis-toi, utilise ton cerveau
Il n'y aura aucune limite, à tes gains potentiels
En positivité, qui équilibre ta négativité
Mais jusque là, le Diable ne se réjouit-il pas?
Tout cela pourrait n’être qu’une suite irritante de prédications lourdes. Les donneurs de leçon sont souvent des réactionnaires, et Jeru, de fait, n'évite pas les maladresses, en premier lieu sur le fameux "Da Bitches". Quand une polémique sur ce titre est apparue, le rappeur s’est vaillamment défendu d’être misogyne, rappelant qu’il refusait de généraliser, mais ne comprenant pas combien il était sexiste de renvoyer les femmes aux deux seuls modèles (ou contre-modèles) de la sainte et de la putain. On peut aussi déceler un soupçon de racisme sur The Sun Rises in the East, ou tout du moins une forte défiance contre les Blancs : il est clair que ces derniers sont le "devil" de l’excellent "Ain’t the Devil Happy".
Mais Jeru the Damaja a d’autres arguments à faire valoir que ces prêchiprêchas. La meilleure de ses leçons, ce sont ses prouesses au micro et son aisance verbales. Précision des mots, puissance des images, audaces stylistiques comme ces vers tronqués, capacité à mêler le "je" au "vous" par son ego-trip à tiroirs et à messages, richesse du vocabulaire, contrôle du souffle : il démontre que l’impact d’un rappeur tient davantage à ses talents de virtuose qu'à l’outrance de ses mots.
I don’t gang bang, or shout out bang bang
The relentless lyrics the only dope I slang
Je ne fais pas de gang bang, je ne crie pas bang bang
Mes textes sans répit, sont la seule drogue que je délivre
Et puis, à la perfection du emceing de Jeru, s’ajoute celle de la production. Quelques années plus tard, panthéonisé, divinisé, DJ Premier deviendra une fausse valeur sûre, le génie du rap attitré pour tous ceux qui n’auront qu’une connaissance superficielle du genre. Mais ici, Primo est pour de bon au sommet de son art, ses beats se montrent même supérieurs à ceux qu’il a offerts à Guru sur Daily Operation et Step in the Arena, les deux meilleurs albums de Gangstarr.
Il a évolué, aussi. Ce sont toujours des boucles minimalistes et austères, mais ce n'est plus la musique jazzy d’autrefois. Primo renouvelle sa panoplie avec des sons plus abrupts et plus dépouillés, limite dissonants comme avec le piano désaccordé de "D. Original", parfois presque des bruits.
C'est aussi l’une des rares fois où un rappeur sort un vrai album, un disque qui est davantage qu’une compilation de titres. Même si trois de ses morceaux sont sortis en single, à commencer par "Come Clean", le maxi de la révélation, intarissable source de citations, il ne contient aucune réelle accroche, aucun tube (cela viendra plus tard, sur le second album, avec cette suite à "Da Bitches" que sera "Me or the Papes"). C’est dans son ensemble, de façon continue, sur sa courte durée, qu’il faut appréhender et écouter ce disque.
D’autres albums concept East Coast apparaissent à a même époque. Illmatic bien sûr, plus tôt le premier Gravediggaz, plus tard le Liquid Swords de GZA. Mais bien plus que les deux derniers, parce qu’il s’ancre dans la tradition tout en l’actualisant, parce qu’il sample et invoque abondamment d’autres rappeurs (de Grandmaster Flash à Onyx, en passant bien sûr par KRS One), comme pour marquer un continuum, The Sun Rises in the East définit le clacissisme rap, il le cristallise et il en fixe le canon, avec ce boom bap new-yorkais ascétique et "conscient" qui deviendra pour quelques années le cœur même, le modèle, l’idéaltype du hip-hop.
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