"Je dois l'admettre. J'échangerais bien l'intégralité du la discographie post 87 des Beasties, Paul's Boutique y compris, contre le seul Licensed to Ill. Sans hésiter une seconde". Ainsi s’exprimait récemment l'Anglais Simon Reynolds dans l'un de ses livres, Bring the Noise, à propos des Beastie Boys. Et cette idée, comme toutes celles partagées par le fameux critique musical, mérite d’être considérée de près.
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C’est en effet grâce à l’ambitieux et sophistiqué Paul’s Boutique produit par les Dust Brothers, puis à la fusion chiadée de rap, de rock et de funk rétro proposée sur Check Your Head, que les Beasties sont revenus au goût du jour dans les années 90. Grâce à ces disques, le trio s’émancipait de l’image de sales morveux qui lui avait permis de sortir le premier vrai carton de l’histoire du rap (première place des ventes US, meilleur lancement d’album pour le label Columbia, 750 000 exemplaires écoulés dès les premières semaines). Après une parenthèse de quelques années, ils devenaient de véritables musiciens, des artistes top credibility et des parrains pour la grande fusion rock, funk et rap de mise en ces années-là.
Mais si, comme Reynolds le suggère, les Beastie Boys d’avant étaient finalement plus marquants que ceux, plus matures, des 20 dernières années ? Et si Licensed to Ill était leur véritable chef d’œuvre ? Certes, à l’aune de leur retour en grâce, beaucoup s’étaient souvenus avoir frémi à l’écoute de ce premier disque, au temps de leur adolescence. Et les rappeurs eux-mêmes, fussent-ils Noirs, n’ont pas oublié l'impact du premier album de platine de l’histoire du hip-hop. Cependant, dès que quiconque proclame son amour pour Licensed to Il, on sent pointer un vieux fond de honte et de culpabilité. Et fort souvent, aussitôt, le même s’empresse d’ajouter que, tout de même, tout cela ne vaut ni Paul’s Boutique, ni Check Your Head.
Pourtant, dans la voie qu’il s’est choisie, celui de l’éruption d’acné, celui d’une insolence et d’un hédonisme tout adolescents, le premier album des Beastie Boys est proche de la perfection. Il mélange avec réussite les trois genres les plus à même de faire monter le taux de testostérone : le canevas principal était hip-hop, avec son lot de beats et de scratches percutants, de rodomontades et de paroles straight to your face ; les Beastie Boys importaient de leur passé rock hardcore l’irrévérence et l’énergie du punk ; et le producteur Rick Rubin, faisant parler comme avec Run-D.M.C. sa vieille passion pour le hard rock, ajoutait aux nécessaires imports soul et funk (War, Stevie Wonder, Kool & the Gang…) de bons vieux riffs signés Black Sabbath et Led Zep, quand ce n’était pas carrément Kerry King de Slayer qui venait jouer de la guitare sur "No Sleep ‘till Brooklyn".
Tout cela, certes, était une farce. Et voir le plus gros succès du rap revenir à trois rejetons de la bourgeoisie blanche n’allait pas sans grincement de dents. Ca recommençait comme avec Elvis, pouvait-on craindre : des sales gosses blancs allaient se faire du blé en pillant la musique des Noirs. La voix du ghetto était couverte par celle de trois ados criards qui ne pensaient qu’à faire les cons.
Ceci dit, la dénaturaient-ils vraiment cette musique ? Après tout, ils respectaient les fondements même du rap : ego-trip, exaltation de soi, affirmation du droit inaliénable à faire la bringue. Tranchant ce vieux dilemme qui, de tout temps, travaille cette musique schizophrénique qu’est le hip-hop (doit-il être un genre revendicatif ou une simple musique de fête ?), Public Enemy optera certes pour le contraire des Beastie Boys, renversant sur It Takes a Nation... les termes du tube interplanétaire "Fight for Your Right (To Party)". Mais on ne peut imaginer les futures œuvres de Chuck D, des siens, du Bomb Squad et de beaucoup d’autres sans se souvenir qu’avant, il y eut le premier album de Mike D, MCA et Ad-Rock.
Bien sûr qu’avec cette cacophonie, ces paroles dédiées aux filles, sa touche de misogynie (passionnant d’apprendre à quoi peut servir le beau sexe sur l’hilarant "Girls"), c’était idiot et régressif. Mais jouissif, également, éminemment, et bien plus rock’n’roll que n’importe quoi sorti dans les quinze années précédentes.
Les beats étaient diablement efficaces, les hits pleuvaient ("Rhymin' and Stealin'", "No Sleep ‘till Brooklyn", "Hold It Now, Hit It", "She's Crafty", ce "Slow and Low" piqué à Run DMC, et bien sûr "Fight for Your Right"), servis par une artillerie lourde, mais mâtinés de moments plus légers et sautillants ("Girls", "Slow Ride"). Et ces trois voix distinctes qui jouaient avec les mots, qui comprétaient les phrases des unes et des autres, bon sang, elles avaient beau brailler des âneries et des fanfaronnades, elles rappaient redoutablement bien, elles rockaient, elles faisaient tout ce qu’il fallait pour enrichir au mieux ces sonorités minimales et bourrin.
Et aujourd’hui encore, alors que plusieurs vagues de fusion rap/rock se sont succédées, Licensed to Ill reste l’exemple le plus convaincant de ce genre de mélange. Il a mieux vieilli que tous les RATM de la Terre. Ce disque a même mieux passé l’épreuve du temps que nombre de ses contemporains rap des années 80.
De là à dire que Licensed to Ill est meilleur que Paul’s Boutique et Check Your Head… Peut-être pas... Ce premier album n’en a pas la luxuriance, ni même, osons ce mot horrible, la musicalité. Sans doute est-ce le bon vieux logiciel punk qui conditionne Reynolds. Il lui est revenu à l’esprit qu’une musique brute, instinctive, simple, directe et populiste est bien souvent meilleure qu’une autre, marquée par la prétention et par cette envie, à la fois très adulte et très enfantine, de faire de l’aaaaaaaart. Mais que l’Anglais ait eu raison, tort, ou qu’il se soit livré à une provocation gratuite, qu’importe. Dans tous les cas de figure, et si longtemps après le choc de sa sortie, Licensed to Ill demeure un album d'une jouissance rare.
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