Avec Un Itinéraire Bis en 140 Albums Essentiels, Philippe Robert a voulu prendre le contrepied des "discothèques idéales" et autres "albums à écouter absolument", ces reader digests de la critique musicale, parus massivement ces derniers temps. Il s’est plié au même exercice, mais au lieu de revenir une énième fois sur les Pet Sounds, London Calling ou Revolver habituels, ce critique aux Inrockuptibles, à Vibrations et à d’autres a choisi de prendre des chemins de traverse et de livrer une sélection de disques méconnus, voire carrément obscurs. Forcément, cette démarche interpelle par ici, sur ce site dont la principale vocation est, depuis ses origines, de montrer que le rap, ce n’est pas que Gangstarr ou Mobb Deep, voire pire, ce que le grand public en connaît. Entendre quelqu’un d’aussi érudit que Philippe Robert s’exprimer sur le processus de création d’un panthéon musical et relativiser les mythes de la critique rock ne pouvait que se montrer passionnant.
Devant un public clairsemé, dans la pénombre de la salle de concert du Point Ephémère et après avoir mis son livre en perspective (annonçant aussi de prochains volumes dédiés aux expérimentateurs, aux grands arrangeurs, puis aux musiques black), le critique a commencé par dire ce qui a motivé la rédaction de cette première somme. Ce qui marque d’emblée en ce début de conférence, c’est la modestie du personnage. Avec la réserve et la discrétion propres à ceux qui manient plus aisément la plume que la parole, Philippe Robert précise le but de sa démarche. Il ne s’agissait pas de livrer l’anti-discothèque idéale, de substituer une sélection à une autre, mais à l'inverse de s'opposer à toute vérité révélée en matière de musique. Il voulait rétablir le droit à la différence et à la subjectivité.
Ce qui chagrine Philippe Robert dans les recueils de listes idéales sortis à tire-larigot, ce ne sont pas les disques proposés. Il précise qu’il possède la quasi-totalité de ceux, très conformistes, proposés par exemple par Philippe Manœuvre dans son ouvrage de ce type, et qu’il en apprécie la plupart. Ce qui le gêne, c’est que ces disques sont toujours les mêmes, et surtout, qu’ils soient présentés comme la base de toute culture rock, que leur écoute soit considérée comme une obligation. Contre ça, il affirme qu’il aurait aisément pu étendre sa propre sélection de disques à 1000, voire au-delà, et que ces 1000 albums auraient tous eu la même valeur que les 140 qu’il a dû finalement choisir. Surtout, il rappelle qu’il n’existe aucune obligation en matière de culture musicale, qu’en aucun cas il n’est nécessaire d’écouter dans sa vie tous ceux qu’il conseille, qu’il suffit d’en découvrir certains, à loisir, au fil de ses envies et de ses parcours musicaux personnels.
Pour mieux susciter ces envies (ou le dégoût, ou le rejet, ou la circonspection, qu’importe la réaction), Philippe Robert a passé les extraits de quelques disques abordés dans son livre. Dans le désordre, le public a pu écouter respectueusement du Bill Fay, du Silver Apples, du White Noise, du Jackson C. Frank et du Shaggs. A chaque fois, et c’est aussi l’une des grandes vertus de cet Itinéraire Bis, l’auteur s’est efforcé de contextualiser les morceaux qu’il passait. Sans méchanceté, ni esprit revanchard, il a aussi cherché à rectifier les erreurs d’interprétation qu'ont fait certains de ses confrères critiques au sujet de tel ou tel album, par exemple le Metal Machine Music de Lou Reed, un disque ne cessera donc jamais de diviser.
La suite, c’est le public qui en a décidé, en posant ses questions. A celui qui demande ce qui a présidé au choix des disques, si les questions d’attitude et de démarche sont entrées en ligne de compte, Philippe Robert précise qu’il s’est fondé sur la musique seule et qu’il est insensible au décorum rock’n’roll. En réponse à ceux qui lui demandent de faire de la prospective musicale, il rétorque qu’il ne s’essaiera pas à la prophétie, évoquant les erreurs commises par les plus avertis de ses amis quand ils ont voulu prédire l’avenir du rock, rappelant par exemple que l’essor des musiques électroniques au cours des années 90 s’est clos, contre toute attente, par un retour du rock pur et dur, puis par une nouvelle vague folk.
De nombreux autres sujets ont été abordés, comme ce procès en snobisme souvent faits aux adeptes des démarches alternatives par ceux qui ne les comprennent pas, ou comme l’impact d’Internet sur le brouillage des genres et des repères musicaux, comme ce relativisme absolu qui finit par s’emparer des boulimiques de musique. Tout au long de cette séance de questions / réponses, comme il l’a fait quand il s’est exprimé seul, Philippe Robert désamorce les critiques les plus évidentes auxquelles s’exposaient son livre et sa démarche : la partialité des choix, l'élitisme, ou au contraire un certain conformisme sous couvert d'originalité. A tout cela, il oppose une parade universelle, la plus efficace, en revendiquant sa totale subjectivité. L’avis est personnel, il ne devra en aucun cas être pris pour parole d’Evangile, c’est là le message de la soirée. Mais naturellement, quand cet avis vient de quelqu’un d’aussi averti que Philippe Robert, il est susceptible d’intéresser beaucoup des gens infiniment plus nombreux que ceux qui avaient eu la bonne idée de se retrouver ce soir au Point Ephémère.
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