Dans la famille des rappeurs blancs tordus et arty en provenance d’endroits improbables, le Nevada en l’occurrence, je demande Rajbot. En toute logique, le rap alambiqué et la voix nasale du bonhomme n'auraient jamais dû parvenir jusqu’à nos oreilles. Mais voilà, Rajbot est apparu sur le très chouette The Clockforth Movement de Penny, sur le non moins plaisant Fake Flowers de Ceschi Ramos (paraît-il, car j’ai beau tourner le disque et sa pochette dans tous les sens, je n'en vois pas la trace) et il a fréquenté les Escape Artists.
Bref, ce garçon ne côtoie que des gens bien, et cela attire l’attention. Attention d'autant plus justifiée qu'après écoutes, il s’avère que Modern Complaints, son premier véritable album après un Picnic uniquement disponible en CD-R et en MP3, est un disque qui mérite largement d’être découvert.
Mais avant d’entrer plus avant dans le sujet, un avertissement : inconditionnels du boom bap, fanatiques de classic rap, adorateurs de la sainte boucle, défenseurs acharnés du "vrai hip-hop", passez votre chemin. Immédiatement. Car Modern Complaints va au-delà de vos pires cauchemars.
Rajbot, c’est le rap de nerd qui revendique et qui s’assume, avec de l’autodérision et une bonne dose de sarcasme :
I don’t need drug to drop the match !
Nerd edge represent
... proclame-t-il sur "Falling Economy Relief Pt 3".
Le rappeur n'a pas froid aux yeux. Il fait référence à Sartre, cite Derrida. Sur "100% Cold Chud", il prononce l’avis de décès du hip-hop tel qu’on l’a connu. Il dit que "You Can’t Bring It Back", et il en tire les conclusions qui s'imposent.
Rajbot ne redonne pas vie au cadavre du rap. Il s’acharne dessus. Il le maltraite, il le fait fermenter, et il en tire un festival invraisemblable d’idées. Le tout avec un parti-pris do-it-yourself patent de la pochette aux premières notes de l’intro (des bruits de verre sur fond de conversation, ou l’inverse) en passant par les ratures et effets de typographie du livret.
Dans ce bouillon qu’est Modern Complaints, il y a ces sons, ces samples, ces collages et ces ruptures dans tous les sens, l’instrumental relax de "Diagram Of A Failing American Heart", celui plus compliqué de "!ayurvedic Soap", des productions gentiment suaves suivies de beats franchement dérangés, telles les interférences radios et les sauvages percussions de "Dear Intellectuals My Time Is Up / I Am Metric".
Sur cet album, il y a aussi un phrasé protéiforme qui se permet toutes les fantaisies. Rajbot hâche menu chaque mot sur "Cordon Sanitiare", sur un sample déjà entendu sur le "Old Guys Are Ready To Roc the Mic" d’Epic. Il hurle sur "Swallowing Ink". Il donne dans l’exercice old school sur "110% Cold Chud". Il pète un câble sur la première partie de "Dear Intellectuals…". Puis, passés les sifflotements brefs et apaisants d’un oiseau, il chantonne sur le ton détaché du crooner. Tout cela pour parler de sujets aussi divers que la politique ou ce merveilleux instrument qu’est la bicyclette.
Rajbot, semble-t-il, a voulu produire le disque le plus éclaté et le plus brouillon de l’histoire du rap. C’était osé, et ça ne marche pas toujours. Mais chapeau bas pour la démarche, la personnalité et l'imagination. Le rappeur / producteur a respecté un slogan plus souvent proclamé que suivi : "just do your thing". "Be yourself". Et la démarche porte ses fruits.
"Self Strike", "Anathema Jones" et "Thought Bubbles Of The Privileged Inc." sont au nombre des joyeusetés, tout comme la valse des mots du sautillant "Words Work Best When They Don’t Mean Much", un titre sur le vide des discours politiques et publicitaires. En dehors de ces réussites, Modern Complaints est tellement rempli de détails dans tous les sens qu’à défaut d’une satisfaction complète, il peut encore réserver plusieurs années de réjouissances, de surprises et de découvertes à ceux qui mettront la main dessus.
J'ajouterai que Rajbot est une personne très sympathique et qu'il vous enverra son skeud pour une somme modique si vous le contactez directement.
Par ailleurs il collabore à la rédaction de ce webzine : www.ugsmag.com/, et il avait écrit une chronique très élogieuse du Disenfranchised de McEnroe, ce qui confirme son bon gout.
Je ne peux pas en dire plus sur l'album car je ne l'ai pas encore recu, mais les morceaux que j'ai pu écouter m'ont donné envie d'en entendre plus.
Ayant simplement eu "Picnic" au creux de mes tympans, il est vrai que ça fourmille d'idées dans tous les sens.
Ceci dit, autant je suis pour ce genre de démarches trés eclectique au sein d'un même album à savoir piocher un peu partout, autant je me dis qu'il s'agit là uniquement d'une démarche de débutant (sans que ce soit péjoratif). A mon sens, un album doit rassembler une sorte de fil conducteur tout le long de son déroulement pour pouvoir être cohérent et sensé. Aprés, ça n'empêche pas les évolutions mais je trouve que jouer la carte de l'album "fourre-tout" c'est un peu dommage; surtout quand on possède évidemment des idées et du talent comme Rajbot.