Les disques parfaits n’existent pas. Asphalte Hurlante ne fait donc pas exception. Mais cela ne l’empêche pas d’être ce qui était prévu : l’événement hip hop français de l’année, le grand écart improbable, inimaginable, entre l’hyper-conservatrice scène française et les amateurs d’objets sonores non identifiés.
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Le début de l’année 2001 a été sans surprise. Sortis au même moment, les deux albums hip hop les plus attendus ont en effet livré toutes leurs promesses, et s’acheminent gaillardement vers les meilleures places des futures playlists de fin d’année. Côté US, The Cold Vein a regroupé de façon inespérée tout ce que Vast, Vordul et El-P pouvaient donner de meilleur. Côté français, comme prévu, le Asphalte Hurlante de La Caution invalide et écrase en 10 seuls titres l’ensemble de la très nombriliste scène rap d’ici.
Hi-Tekk et Nikkfurie ridiculisent d’autant plus facilement le rap français "normal" qu’ils partagent avec lui les mêmes racines. Comme l’indique le titre de l’album (féminisé), les thèmes en vigueur (les galères, la célébration / dénonciation du quartier, les blunts, l’alcool au volant, les racines marocaines des deux frangins de Noisy-le-Sec) ne s’écartent en rien du rap de rue en vigueur dans nos contrées. Mais les deux MC’s les transportent, les transfigurent, les magnifient, à grand coup de métaphores osées où se mêlent références triviales et propos alambiqués. Y a pas à dire, "je sais que les mères meurent de nos stocks de nerfs et ceux qui ont peur de nos loques brisent le cœur de nos sœurs", ça a une autre gueule que "nos frères meurent et nos mères pleurent".
Toutes les paroles sont du même tonneau, souvent opaques à la première écoute, mais fortuitement retranscrites sur la pochette. Hallucinés, Hi-Tekk et Nikkfurie prophétisent sans tomber dans le militantisme à deux balles, moralisent sans sombrer dans le misérabilisme niais du rap conscient. Chacun entretient de surcroît un référentiel distinct : imprégné de science fiction pour le premier, plus prosaïque pour le second. Et les deux sont servis par deux flows incisifs visiblement affûtés sur scène, grave et apocalyptique pour Hi-Tekk, aigu et précis Nikkfurie. Bref, la complémentarité est exemplaire.
Même jugement très favorable pour la musique. Nikkfurie à la production et DJ Fab au deejaying livrent un son ample et ambitieux, largement dominé par l’electro qu’annonçait le génial "Les Rues Electriques". Rien à voir avec les boucles façon "je copie les beats de Premier entendus sur la mixtape de mon voisin" ou à là "j’ai samplé Mozart" qui caractérisent 135 beatmakers français sur 136. Non franchement rien à voir. Chaque morceau d’Asphalte Hurlante ressemble à une cathédrale gothique futuriste : riche de détails, simultanément complexe et évident, à la fois magnifique et inquiétant. Même "Les rues Electriques" est maltraité, malaxé, retourné dans tous les sens sur une suite chaotique, "Toujours Electrique".
La Caution s’autorise toutefois quelques variantes, sans quoi l’album deviendrait rapidement exténuant. Le groupe introduit notamment quelques douceurs avec le très beau et très accrocheur chant de Taïro sur "Changer d’Air". Et il invite ses comparses Les Cautionneurs (Profecy, Izno, Saphir, 16s64) sur l’efficace "Entre l’Index et L’Annulaire". Les missiles nucléaires de La Caution ne font toutefois pas mouche à chaque fois. L’album souffre de quelques pertes de régimes, passés la batterie de hits du début. Quelquefois, trop gourmands, les trois compères se prennent un peu les pieds dans le tapis de leur ambition. Sur "Culminant" par exemple. Le nom même l’indique, le titre devrait normalement être le point d’orgue de l’album. Et pourtant, il manque quelque chose. Heureusement qu’Asphalte Hurlante se clôt aussitôt après par "Comment on t’Voit", son meilleur titre avec "Aquaplanning", immédiatement suivi par un magnifique instrumental.
Les disques parfaits n’existent pas. Même les plus grands classiques ne sont pas parfaits. Asphalte Hurlante ne fait donc pas exception. Mais cela ne l’empêche pas d’être ce qui était prévu : l’événement hip hop français de l’année, le grand écart improbable, inimaginable, entre l’hyper-conservatrice scène française et les amateurs d’objets sonores non identifiés. A la fois l’aboutissement du rap de rue et l’annonce d’une nouvelle ère pour le hip hop français.
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