Mends Recording :: 2000 :: acheter ce disque
Qu’est-ce donc qu’un anti-MC ? La réponse passe par l’écoute de The Debut Album... The Farewell Tour, premier LP d'Esau, un rappeur qui a eu le bon goût de se définir comme tel. Issu de Caroline du Nord, un endroit pas spécialement connu pour sa scène hip hop, l'homme provient de l’entourage de The Nobodies. Un œil sur sa guest list permet également de le savoir proche d’Apathy, du Yaggfu Front et de Danja Mowf. Enfin, il a récemment enregistré un split single avec Willus Drummond, lequel en avait fait autant avec J-Zone. Tout cela permet de situer le personnage, mais ne dispense évidemment pas d’écouter sa première oeuvre.
L’album commence fort. Passé le clapotis de quelques doigts sur un clavier, démarre l’hallucinant "First". Sur un beat lourd, sombre, grandiloquent, Esau y livre sa propre version de la Genèse, et illustre avec un humour pince-sans-rire les contradictions du Livre, usant constamment et irraisonnablement du mot "first". Aussitôt l’album entamé le ton est donné, et il devient plus facile de cerner notre fameux anti-MC. A vrai dire, Esau n’est pas vraiment une voix. Son timbre, légèrement enroué, n’a rien de rare, et son flow est linéaire. Mais ceux-ci sont très largement compensés, par le ton, empreint de fausse naïveté, et par les paroles, à la fois simples, directes et astucieuses.
Le meilleur exemple de cette veine ironique est incontestablement "Merry Go Round", un titre où Esau raconte avec humour, patience et détachement le parcours d’un jeune artiste pour se faire connaître : impossible de passer sur MTV sans distribution nationale, impossible d’obtenir une distribution nationale sans MTV... Continuellement, le rappeur oscille entre des messages plus ou moins justes et sérieux et un sens de l’auto-dérision très prononcé. C’est sans doute le même trait de caractère qui lui commande de terminer "I Got All of That", le très bon dernier titre de l’album, par un long exposé sur la grammaire et la sémantique du mot "fuck", puis par quelques notes d’un quelconque titre débile et réjouissant de dance japonaise.
Mais le talent d’Esau ne se résume pas à cette ironie. Il prouve qu’il sait aussi se plier à l’art de la MC battle quand il affronte Blackmel, sur l’explicite "Esau Vs. Blackmel", qu’il peut donner dans l’introspection sur "Me & my Baby" ou qu’il sait prendre sa place dans un long exercice à plusieurs comme "2 Many Emcees", un titre produit par Da Wizard, accompagné aux cuts par DJ EagleMan, et interprété par Apathy, BlackMel, Danja Mowf, The Nobodies et Yaggfu Front, dont l'un des membres rappe comme si le disque avait des ratés.
Les beats, assurés par PhatBoy de The Nobodies, ne sont malheureusement pas toujours à la hauteur. Par exemple sur "Underground ?" : jamais le différentiel entre la production et les paroles n’a été aussi grand dans le rap que sur ce titre. D’un seul trait, brillant et salutaire, Esau fait la leçon aux rappeurs qui se prétendent underground à bon prix : "t’es pas underground parce que t’es blanc, ou parce que t’es noir, t’es pas underground parce que t’as enregistré ton album sur un quatre pistes, t’es pas underground parce que tes beats sont pourris, ou même parce qu’ils sont bons, t’es pas underground simplement parce que ton rap est abstrait ..., t’es pas underground parce que tu hais EPMD, même si t’es passé à côté, t’es pas undergound parce que t’es inconnu, t’es pas underground parce que t’es pas signé, t’es pas undergound parce que t’analyses les paroles de Company Flow, ... t’es pas underground parce que tes mixtapes se vendent pas". Et ainsi de suite en un seul tenant. Ouf...
Les beats, eux, collent assez bien au flow homogène d’Esau, mais qui ne parviennent pas vraiment à décoller. Ce décalage, malheureusement, se produit à plusieurs reprises. Mais quand bien même, The Debut Album... The Farewell Tour dément à plusieurs reprises la règle solide selon laquelle un bon album peut se passer d’un bon MC, mais pas de bons sons. Car à l’inverse, avec ou sans beats, pourris ou très bons, l’interprète tire son album vers le haut.
Quelquefois, tout de même, les beats s’adaptent au ton ironique du MC, comme sur "Aah". Vers la fin, PhatBoy semble même se libérer, dévoilant des ressources insoupçonnées sur les premiers titres. Le violon de "Independents" est par exemple une grande réussite, le son collant plus que d’habitude au emceeing. Il faut aussi entendre le mot "independents" clamé lors du refrain façon bêlement éploré. Et enfin le merveilleux "U.R. Destine", succession parfaite d’un son étrange et apaisé au couplet et de magnifiques voix féminines, belles mais sans emphase, en guise de refrain. Qui plus est, il y a même un véritable hit sur l’album, "You ain’t Fly", merveille sautillante et joyeuse (Esau s’en prend précisément au rap bouncy), toujours produite par PhatBoy mais extraordinairement addictive. De l’art de détourner et de caricaturer un genre contestable pour en faire quelque chose de génial...
A l’écoute de ce The Album..., il devient donc un peu plus facile de définir ce qu’est un anti-MC. Renversant les règles de l’ego-trip, clamant sans arrêt qu’il est wack ("plus wack que le site web de Rawkus" nous dit-il sur "Boo" : ah ah ! excellent !!!), se laissant traiter d’avortement mal fini par Blackmel, adoptant une posture de faux niais, sorte de Bourvil du rap, mais capable de devenir virulent et féroce dénonciateur, Esau n’est donc pas le rappeur habituel. Curieusement, pourtant, cet anti-MC pourrait bien être le meilleur apparu ces deux ou trois dernières années sur la scène indépendante. Oubliez donc le classicisme middleground et les expérimentations à deux balles auxquels nous nous sommes habitués : pourvu qu’il soit doté de meilleurs beats, le hip hop indépendant des prochaines années aurait intérêt à ressembler à ça.
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