En 1982, avec le bien-nommé "The Message", Grandmaster Flash et Melle Mel lancent l'ère du rap engagé. Il n'est alors plus seulement question de freestyle, de breakdance et de chauffer les pistes, mais de donner un porte-voix à la communauté noire. Cette musique devient même son meilleur avocat quand, six ans plus tard, Public Enemy enfonce le clou sur le monumental It Takes a Nation of Millions to Hold us Back. Le groupe confirme alors son statut de militants du rap, avec un brûlot politique comme rarement les musiques "de jeune" n'ont osé en signer.
Toutes, absolument toutes les perversions de l'Amérique (et du monde) de Reagan sont épinglées ici : les médias, l'armée, le crack, la CIA... En colère, jamais Public Enemy ne se contente d'un anti-racisme béat. Pas d'angélisme. S'inscrivant dans la rhétorique Black Panther et des années de lutte pour les Droits Civiques, il argumente, démonte, démontre, convainc. La dimension politique de l'album ne doit pourtant pas faire oublier la musique. Tous ces mots, en effet, ne seraient rien sans cette violence inouïe des beats, sans ce funk torride, sans ces voix fortes à l'offensive, sans ces crissements qui prennent à la gorge. L'apogée, la consécration internationale ne viendront qu'avec le bien nommé Fear of a Black Planet, mais c'est bien sur cet album que Public Enemy est le plus pertinent, c'est là qu'il donne le meilleur de lui-même.
Sifflets, cris d'enthousiasme, "Countdown to Armageddon" : le début d'It Takes a Nation... nous rappelle que les gens de Public Enemy savent aussi être de redoutables performers. Une sirène nous signale aussi que nous entrons dans un état d'urgence. Même chose avec ce "Bring the Noise" qui proclame "black is back, all in, we're gonna win", et invoque les Run-D.M.C., Eric B & Rakim et LL Cool J, ténors du rap de l'époque, sur fond de trompette soul amélodique. Les médias et la mode sont les premiers à faire les frais des rimes tranchantes de Chuck D et Flavor Flav sur "Don't Believe the Hype", slogan intemporel sur rythme minimal et gimmick funk.
"Cold Lampin with Flavor" (ou "Flavor Flav Cold Lampin'" selon la pochette) est dominé, comme son nom l'indique, par la voix de petite frappe de l'homme à l'horloge, à peine mâtinée de scratches et de quelques "oh yeah". Puis la voix de Chuck D et un sample issu de Flash Gordon annoncent un solo de Terminator X. Sur "Terminator X to the Edge of Panic", les deux MCs ne sont là que pour introduire les scratches de leur DJ, soutenus par des "go go go !" enlevés.
Le titre suivant, "Mind Terrorist", met un terme à ces présentations. Flavor Flav remet le disque sur des rails politiques. Et là, c'est la CIA et le FBI, puis (tout autre chose) le sampling sauvage qui s'en prennent plein la tronche sur le funk vengeur de "Louder than a Bomb" et de "Caught, Can I Get a Witness". Vient ensuite "Public Enemy Number One" ; cette année-là, en effet, Chuck D et les siens font honneur à leur nom et se posent comme les ennemis de l'Amérique.
Courte pause avec "Show em Watcha got", son saxophone agressif et ses slogans passés en boucle, avant que les accusés ne défilent à nouveau dans le tribunal mis en place par Public Enemy. Ceux-ci ont choisi des guitares hardcores sur "She Watch Channel Zero" pour dénoncer cette fois l'oeuvre d'abrutissement de la télévision. Le meilleur exercice de rap-rock depuis Run-D.M.C. et les Beastie Boys. Enfin, c'est un saxophone entêtant qui doit accompagner Chuck D dans sa dénonciation du crack, un stupéfiant au sommet de sa sinistre gloire, en 1988.
Mais le meilleur morceau de cet album, tant pour sa virulence qu'au niveau musical, demeure à tout jamais "Black Steel in the Hour of Chaos". Plus de six minutes au cours desquelles Chuck D récite une lettre écrite à son gouvernement pour refuser la conscription. Plus de six minutes d'une boucle minimaliste et hypnotique accompagnée de scratches épisodiques. Plus de six minutes où le hip-hop cesse enfin d'être un funk bavard et énervé pour démontrer son génie propre. Il faudra attendre longtemps avant d'entendre à nouveau quelque chose de pareil.
Comment, après ça, se remettre au minimalisme de "Security of the First World" ? Au moins, en l'absence de paroles, ce titre nous ramène-t-il sur terre. Puis le funk, les scratches et des sirènes presque inécoutables reviennent sur "Rebel Without a Pause". Et à nouveau, on remue tous les membres de son corps, prêts à suivre Chuck D dans les délires verbaux les plus limites.
Public Enemy n'a pourtant pas encore tout donné ; deux tueries restent cachées pour la fin de la partie. Sur le groovissime "Prophets of Rage", c'est Starsky et Hutch qui débarquent. Et le toujours revendicatif "Party for your Right to Fight" inverse le célèbre titre des Beastie Boys qui avait fait entrer le rap au coeur des foyers américains : "Fight for your Right (to Party)". Toute la différence entre des petits branleurs blancs et des noirs concernés en colère, est résumée ici.
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