BRUCE SPRINGSTEEN – Darkness On The Edge Of Town

BRUCE SPRINGSTEEN – Darkness On The Edge Of Town

Le premier contact avec Bruce Springsteen, c’est au sommet de sa gloire, à l’époque de Born In The U.S.A. Et alors, à tort (il s’agit au bout du compte d’un excellent album), cela ne donne pas très envie. On nous le dit à cette époque, on nous le répète, on nous fait la leçon : derrière ce refrain cocardier beuglé par le chanteur, c’est en vérité une Amérique malade qui se dessine, et pas celle, arrogante, triomphale et conservatrice, que promeut alors Ronald Reagan. Néanmoins ces sons étincelants, ces chants criards, ce drapeau américain bien en évidence, cette envie évidente de succès, tout renvoie à l’esprit clinquant qui caractérise l’époque.

Puis vient un deuxième temps, où l’on revient dix ans en arrière. Celui où l’on retourne au début de son succès, et à cet autre Born, Born To Run, un album souvent considéré comme son œuvre majeure, celui qui a fait de lui une star. Mais là encore, cette sortie semble façonnée pour répondre aux demandes de l’époque. Le Springsteen du début des années 70 cherche à contenter une audience rock établie, avec un son déjà trop rutilant.

Et puis il y a les gens qui clament haut et fort préférer le chanteur quand il cesse de surproduire ses disques, celui de ce Nebraska austère et squelettique, qui est le favori de l’intelligentsia indie. Mais sur cet album aussi, Springsteen surjoue. Il surjoue le dépouillement, si je me permets cet oxymore.

Cependant, à mi-chemin pile de ces différentes phases, entre l’époque de Born To Run et celle de Nebraska, il y a Darkness On The Edge Of Town. Et cet album est fabuleux.

Il sort au moment où Springsteen a gagné un contrôle artistique plein et entier. Il apparait à l’époque où il est le plus prodigue et le plus inspiré. Une dispute avec son ancien manager, Mike Appel, repousse quelques temps cette nouvelle sortie, mais il écrit alors tant et tant qu’il est obligé de reporter des morceaux sur le prochain album, The River, et d’en distribuer à d’autres chanteurs (parmi ceux-ci figure notamment « Because The Night », le plus grand tube de Patti Smith).

Cet album se situe au point de jonction entre Springsteen la superstar et Springsteen le working class hero. Ici, il est encore ce chanteur inscrit dans la tradition, ce grand hérault de l’Americana. Il nous emmène à travers l’Amérique profonde, chez les déshérités des Etats-Unis, chez ses masses laborieuses. Mais cette classe prolétarienne dont il est lui-même issu, il ne cherche plus à s’en échapper, sinon le temps d’une virée avec une fille en voiture (« Racing In The Street »). Il veut en jouir, malgré tout, sur ce « Badlands » qui a bien failli nommer l’album. Et il s’en fait le porte-parole.

Springsteen nous parle d’existences passées à lutter contre l’adversité et à faire de douloureux sacrifices, dans cette fausse terre promise que sont les Etats-Unis. Il nous parle de ces ouvriers qui se tuent à la tâche (« Factory ») et qui, tout comme son père, se vengent sur leur fils de leurs frustrations (le très puissant « Adam Raised A Cain »). Dans la peau d’un jeune client, il évoque une prostituée (« Candy’s Room »). Il traite de gens condamnés aux ténèbres (« Streets Of Fire »), d’un jeune couple qui devra passer à travers les épreuves de la vie (« Prove It All Night »), d’un homme qui a perdu femme et argent (« Darkness In The Edge Of Town »), et qui tous devront se battre, encore et encore.

Pour resasser tout cela, le chanteur creuse profond dans les terres américaines. Il se nourrit de la littérature de Steinbeck et il invoque ces références religieuses qui ont forgé le pays (« The Promised Land », « Adam Raised A Cain »). Il s’abreuve à la musique folk et country en usant de vieux orgues et d’antiques harmonicas, voire à ses pendants afro-américains, le blues et la soul, avec ses nombreux cris, ses onomatopées et ces chants douloureux qu’il extirpe directement de son âme.

Mais sur ce disque de 1978, Bruce Springsteen retient aussi quelque chose du jeune mouvement punk. Malgré le renfort de plusieurs producteurs et ingénieurs du son auxquels le chanteur fait part de ses exigences (dont un certain Jimmy Iovine, futur associé de Dr. Dre, que le chanteur épuise), cet album est moins produit que le précédent. Il est plus brut, il est plus dur, moins encombré de fioritures. Il est aussi plus agressif. C’est un Bruce Springsteen profil bas mais mordant, celui annoncé par la photo de Frank Stefanko en pochette, qui nous chante ces récits de l’Amérique ordinaire, celle des affres et des rêves de monsieur-tout-le-monde. Et ce Bruce Springsteen-là, c’est le meilleur.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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