S. H. FERNANDO JR – The New Beats

Imaginez un rap qui aurait à peine connu la rivalité exacerbée entre les Côtes Est et Ouest. Un rap où 2Pac et Biggie seraient en vie, et où ils seraient à peine des célébrités. Un rap qui n’aurait rien à voir avec le R&B. Un rap dont Jay-Z serait loin d’être l’empereur. Un rap sans Eminem, sans 50 Cent, sans Kanye West, sans Lil Wayne, sans Drake et sans Kendrick Lamar. Un rap où les Geto Boys et le 2 Live Crew seraient les seuls Sudistes connus. Un rap focalisé sur les villes de New-York et de Los Angeles.
Et bien ce rap là a existé, en 1994. Et à l’époque, il était déjà assez riche, il avait une histoire assez longue pour qu’une personne, le touche-à-tout S. H. « Skiz » Fernando, y consacre un livre fouillé, l’un des plus importants dédiés à ce genre musical.
Aujourd’hui, ce livre dont le nom intégral est The New Beats: Exploring The Music, Culture And Attitudes Of Hip-Hop, mériterait d’être mis à jour. Il est daté, mais il impressionne encore par son exhaustivité et par la qualité de ses analyses. Ses chapitres, qui traitent du hip-hop sous toutes ses coutures (sa genèse, ses influences, son esthétique, tant musicale que poétique, un grand label – Def Jam – et un grand collectif – le Hit Squad), se lisent tout seul.
Cela est vrai qu’ils traitent d’éléments qui ne caractérisent plus le rap d’aujourd’hui (le poids des DJs et des jeux de collages effectués avec les samples, l’afro-centrisme, la dimension politico-sociale), ou d’autres qui sont devenus pérennes (le côté menaçant et la posture gangsta). Le livre, surtout, se montre rythmé, bien écrit, et il contient ce qu’il faut d’anecdotes et de considérations plus générales. A part les pages sur le Hit Squad, qui rentrent trop dans le trivial, il se lit comme on boit du petit lait.
Excepté avec le premier chapitre, Fernando ne suit aucune chronologie, sa narration est purement thématique. Il parvient toutefois à traiter d’à peu près tous les groupes qui ont compté dans le rap. Il cite aussi des gens comme Nas et le Wu-Tang, qui commencent tout juste à faire parler d’eux quand le livre est écrit, en 1993, et qui sont encore loin de connaître la carrière que l’on sait.
Et à lire cela, on ne peut que regretter l’état de la littérature actuelle sur le hip-hop. Il n’y a pas, en 2014, d’équivalent à The New Beats. La plupart des ouvrages qui lui sont consacrés explorent encore le caractère politico-social du rap, d’autres s’engagent dans une longue biographie de telle ou telle star, morte ou vivante. Et quand il s’intéressent pour de bon à l’histoire du rap, ils traitent peu des années récentes. Il n’y a pas, aujourd’hui, de livres qui abordent à la manière de Fernando le long chemin parcouru par le rap jusqu’à nos jours.
Pire, quand on en lit ces publications récentes, quand on découvre des articles qui cherchent à apporter un point de vue averti et circonstancié sur le rap, on a souvent le sentiment que les grilles de lecture se sont figées en 1994, et que l’écriture sur le hip-hop ressasse toujours les mêmes préceptes : le rap est partie prenante d’une culture qui s’étend à d’autres disciplines ; le hip-hop est un art, alors que le rap serait un commerce ; sa créativité s’illustrerait par son pouvoir de collage et de recyclage ; il serait un journalisme oral. Soit tout un tas de choses qui ont cessé d’être vraies.
C’est comme si, à l’ère de l‘ignorant rap et des articles de deux lignes sur Internet, les intellectuels, tous ces gens qui, comme les fondateurs de The Source, comme Fernando lui-même, étaient des fans de rap diplômés d’Harvard, avaient cessé d’écrire sur ce sujet.
Il est révélateur que deux des livres de référence sur l’histoire du rap (celui-ci, et le Can’t Stop, Won’t Stop de Jeff Chang), aient été écrits par les fondateurs de deux labels importants de la mouvance indé (respectivement Wordsound et Solesides), celle-là même qui sera horrifiée par le rap bling-bling de l’an 2000, qui snobera les rappeurs du Sud, qui privilégiera une approche esthétisante, et dont Fernando pose les bases idéologiques dans son ultime chapitre, une célébration unilatérale de l’underground. Les intellos du rap, au bout du compte, seront morts avec ce mouvement. On attend aujourd’hui l’homme de terrain qui, vingt ans plus tard, saura écrire un The New Beats pour 2014.