GHAIS GUEVARA – Goyard Ibn Said

GHAIS GUEVARA – Goyard Ibn Said

Un communiste ? Vraiment ? Dans le rap ? En 2025 ? Oui, semble-t-il. C’est bel et bien ce qu’est Jaja Gha’is Robinson. Ce qui au fond, est parfaitement logique dans l’Amérique très polarisée de l’ère Trump. Cet homme a annoncé la couleur très tôt, avec son pseudonyme, Guevara, et avec une sortie nommée BlackBolshevik, il y a quatre ans de cela, l’œuvre de la révélation. Et il s’inscrit dans la lignée la plus radicale du mouvement pour les Droits Civiques, celle prête à frayer avec l’ennemi socialiste.

Le rappeur originaire de Philadelphie est un gauchiste, et un fils de gauchistes. Et en ces temps peu cléments pour cette famille de pensée en Amérique, il s’est installé dans le refuge habituel des rouges de l’Oncle Sam : l’Europe. C’est depuis Londres, en effet, qu’il transmet son nouveau message. Et il le fait sous un autre alias, Goyard Ibn Said, inspiré par le sage musulman Omar ibn Said, l’un des rares esclaves noirs d’Amérique à avoir pu écrire une autobiographie.

Cette sortie bénéficie d’autant plus de visibilité que notre homme vient de rejoindre un label, Fat Possum, et que son single « The Old Guard Is Dead » a retenti pendant les prestations de SZA et de Kendrick Lamar au dernier Super Bowl. Et sur cet album concept, au moment même où le nom de Ghais Guevara sort de la confidentialité, il commente les affres du succès et les perversions de la société du rap spectacle, celle des nouveaux minstrel shows, celle de ces rappeurs qui jouent au jeu dangereux du gangster, et que le morceau « Leprosy » pointe du doigt.

L’album s’organise en deux grands moments. Un premier acte est annoncé par le single tonitruant susnommé, « The Old Guard Is Dead », où tonne fièrement et efficacement le sample d’un opéra russe d’Anton Rubinstein, et où le rappeur déclame un texte dédié entièrement à la réussite. Cette première partie qui s’annonce, triomphale et relevée, exalte le succès. Le rappeur s’y accapare les thèmes du rap de m’as-tu-vu. L’ironie et la dérision sont là, pourtant. A bien l’écouter, le rappeur critique ses collègues les plus matérialistes, clamant sur « I Gazed Upon The Trap With Ambition » que ce qui marquerait vraiment les esprits, ce serait un film d’horreur intitulé « négros avec un cerveau », plutôt que le cirque contemporain. Mais à ce stade, ces piques restent implicites.

Alors que dans la seconde partie, Ghais Guevara devient plus ostensiblement grave et sérieux. Il s’engage dans des tirades introspectives et pessimistes, nous livrant l’envers du décor, comme sur le clavecin de « The Apple That Scarcely Fell ». Il parle de sujets intimes ou sociétaux. La vulnérabilité, l’addiction au sexe, l’adultère, l’identité, le patriarcat, sont quelques-uns des thèmes évoqués.

Ce rappeur est sérieux, et on retrouve ici des collègues au même état d’esprit, McKinley Dixon, qui intervient sur le dernier morceau cité, et Elucid, présent sur « Bystander Effect ». Ghais Guevara s’accompagne aussi d’une musique exigeante. Ses sons sont au diapason des paroles. Le substrat principal, c’est de la musique de rappeur adulte. Ce sont les samples et les boucles du boom bap. Et c’est un refus de la formule, avec une bonne dose d’expérimentation, quelques moments dépouillés et minimalistes et, parfois, les musiques électroniques de cette Angleterre où Guevara s’est établi.

Mais la trap music et ses dérivés sont présents, aussi. Ils sont très apparents dans les rythmes, dans certains phrasés et dans l’usage d’onomatopées. Et cela élargit le registre. Pour le meilleur ou pour le pire, cela apporte de l’inédit, comme avec la trap orchestrale de « Branded ». Cela confère du neuf et de l’énergie à ce rap de jeunes vieux dépressifs. La drum’n’bass dans le rap, par exemple, ça n’a absolument rien de neuf, mais cela a rarement retenti aussi bien que sur le très bon « 4L ».

La musique,, n’est jamais simple ni unilatérale. De même, on ne sait jamais vraiment si ce rappeur est ironique ou s’il est sincère. Ce n’est pas que les autres qu’il décrie, c’est peut-être aussi lui-même, comme sur ce très bon « 3400 » dont le titre compte les miles qui séparent son asile londonien de son quartier de Philadelphie, et qui confie qu’on ne se détache jamais vraiment du ghetto.

Ghais Guevara traite d’un monde qui n’est qu’un théâtre, et dont nous sommes tous les acteurs, sur cet autre grand moment qu’est le prémentionné « I Gazed Upon The Trap With Ambition ». Et parce qu’il sait qu’il contribue lui-même au grand spectacle du rap (« You Can Skip This Part »), parce que malgré tout qu’il ne renonce pas tout à fait à y participer, cet album est globalement une réussite.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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