03 GREEDO – The Wolf Of Grape Street

La Californie, contrée de tous les rêves, patrie du divertissement de masse, ultime usine à fantasmes, a toujours capté une attention disproportionnée. Le rap nous l’a montré une fois encore ces dernières années, sa relève ayant souvent été identifiée là-bas : le nihilisme d’Odd Future, le style ratchet de DJ Mustard et d’YG, le rap mature de Kendrick Lamar et de TDE, ont tous été présentés, à un moment ou à un autre, comme le next big thing. A raison, parfois. Mais le plus souvent, de manière exagérée.
Le premier, en effet, a parfois sombré dans un expérimentalisme de hipster rock sans grande portée. Le second, en bonne musique de danse, n’a pas toujours bien négocié le virage de l’album. Quant au troisième, il est hypertrophié par ses prétentions et alourdi par le poids de son héritage. Mais avec 03 Greedo, dernière sensation en date à Los Angeles, nous tenons quelque chose de plus substantiel.
Peut-être, en vérité, parce que Jason Jackson est bien plus grand que la Californie. Ayant grandi entre Los Angeles et le Sud (et parfois, dans la rue), son style n’est pas unique. Il synthétise au contraire plusieurs sous-genres régionaux apparus ces derniers temps aux Etats-Unis. Il est aussi, comme Kodak Black à l’autre bout du pays, une éclatante manifestation de l’influence intarissable de Lil Boosie, avec sa posture de bandit triste mais irrécupérable, de gangster dépressif mais impénitent. Il est l’un de ses disciples, avec son hédonisme de l’instant et son pessimisme à long terme.
03 Greedo est de ceux qui brûlent le moment présent car il le sait fugace. Il est de ceux qui ne perdent pas leur temps. Depuis qu’il a été mis en cause par la police du Texas pour avoir transporté de la drogue et des armes à feu, l’ancien Greedy Giddy a sorti une palanquée de de mixtapes, la trilogie des Purple Summer plus deux autres, bourrées à ras-bord de morceaux. Puis l’engouement critique est monté à toute allure, alors qu’en 2017, il a rejoint le Alamo Records de Todd Moscowitz.
En 2018, alors que s’est profilé sa condamnation pour les faits constatés au Texas (menacé de la prison à vie, il a finalement écopé de vingt ans), 03 Greedo a mis les bouchées doubles. Avant de devenir, comme Max B, et comme Boosie lui-même, une légende rattrapée par des problèmes judiciaires, il a sorti son album, God Level. Avant cela, il a proposé aussi The Wolf Of Grape Street, une sortie qui, mêlant des titres inédits aux temps forts des projets d’avant (« Rude », « Zonin », le génial « Never Bend »), se présente comme sa mixtape définitive.
Signifiée par l’allusion au Loup de Wall Street (et à son gang, celui de Grape Street, une branche des Crips), cette ambition n’est pas loin d’être atteinte. 03 Greedo nous offre ici une version accomplie de son rap noir de condamné, passant en un instant d’un débit fier et véloce, à la complainte et aux cris de souffrance, comme sur l’introductif « Drippin' ». Il parle la gorge serrée de sa solitude et de sa paranoïa (« Paranoid Pt. 3 »). Il évoque la jungle urbaine dont il est un otage autant qu’un prédateur (« Vultures », « Chase », « Safety »).
03 Greedo est un gangster introspectif qui questionne ses sensations, son insécurité affective, ces sentiments qui le mettent mal à l’aise et qu’il préfère assommer à grands coups de drogues (« Substance »). Même quand il se vante, c’est dans l’urgence et la boule au ventre, pour conjurer un sort funeste qu’il sait inéluctable, comme sur « Look At Me Now », quand il rappelle avoir l’âge de son père à sa mort. En bref, comme il le dit sur « Voodoo », 03 Greedo est maudit.
Cette mixtape devient plus mélancolique à mesure qu’elle avance. Elle est aussi la chose de 03 Greedo. S’il invite des complices, c’est avec mesure, et il choisit des voix aussi amères que la sienne : celle, aigre, d’OMB Peezy, et plusieurs fois celle, rugueuse, de Ketchy the Great. Ou bien, c’est à l’inverse le rap chantonnant de Yhung T.O. qu’il convoque sur « Bacc To Bacc ». C’est celui, plaintif, de PnB Rock qu’il fait venir sur « Beat That Thang Down ». Et cela apporte un contraste à ses moments les plus durs, ou un renfort à ses plus mélodiques.
Ce très complet Wolf Of Grape Street a déjà tout d’un testament, mais il est plus encore. 03 Greedo résume l’esprit de l’époque et l’héritage de ces dernières années (« j’ai l’impression d’être Future mélangé à Young Thug » dit-il sur « Baytoven »), avec son rap triste marmonné, parsemé de flûtes et tenté par le chant. Cette mixtape est, là-bas, dans la Californie éternelle, le cœur palpitant du rap de 2018.